Dans une trilogie, l’épisode central est toujours le plus délicat à formaliser car tout en divertissant et émerveillant par ses propres morceaux de bravoure, il doit servir de transition en développant certains éléments narratifs du volet original et en instaurer d’autres qui poseront les bases de l’épisode final. Ajoutez à cela que pour être raccord avec la trilogie du Seigneur des anneaux, Peter Jackson parsème cette nouvelle escapade en Terre du Milieu de motifs visuels ou narratifs valant comme réminiscences et doit en sus se débattre avec les écrits de Tolkien en liant le roman Le Hobbit à des développements ultérieurs contenus dans d’autres récits, et vous aurez une petite idée du casse-tête auquel lui, Fran Walsh, Philippa Boyens et leur équipe étaient confrontés. Les quelques menues réserves (introduction éclair de Béorn, narration poussive au début) ne sont que peccadilles face à ce que l’on peut sans rougir qualifier d’authentique exploit. La Désolation de Smaug est ainsi encore plus trépidant qu’Un Voyage inattendu et parvient dans le même mouvement à développer les enjeux de la quête de Thorin (reprendre Erebor, le royaume nain sous la montagne solitaire des griffes de Smaug) et pousser plus avant la caractérisation. Certains délaissés précédemment (vu la pléthore de protagonistes, il est normal de varier les focalisations) prennent ainsi de l’épaisseur comme Kili et Balin et dans une moindre mesure Fili, frère de Kili, et Bombur (il suffit d’un acte de bravoure ou de loyauté pour mieux les définir) tandis que Thorin est mis en retrait. Après l’avoir superbement mis en valeur dans le premier film (à coups de plans iconiques et de bataille homérique), travaillant son antagonisme avec Azog l’orque albinos et son caractère ombrageux (défiance envers toute aide potentielle, qu’elle provienne des elfes ou d’un hobbit), plus besoin de s’y appesantir. Cependant, si on s’y intéresse moins en détail dans cet opus, il n’est pas pour autant totalement délaissé.
Dangers et dragon
En termes de péripéties, La Désolation de Smaug se montre supérieur au premier. Peter Jackson monte encore d’un cran dans la mise en scène, accélérant un rythme que le HFR permet d’appréhender avec une netteté bluffante, soit l’évasion du village gobelins d’Un Voyage inattendu porté à son paroxysme spectaculaire et jouissif dans tous les morceaux de bravoure. Après l’exposition dynamique que constituait le premier, on entre ici dans le vif du sujet. Mais Jackson ne se limite pas à formaliser un superbe roller-coaster – de la confrontation avec les araignées géantes dans la forêt de Mirkwood à celle avec Smaug en passant par l’échappée en tonneaux dans les rapides, l’exploration de Dol Guldur par Gandalf et l’attaque des orques à Lacville, chaque grosse séquence est un ravissement visuel et esthétique dont la réalisation est assujettie à la topographie de l’espace d’action et la nature de la menace – il livre un film à la tonalité plus grave (pointes d’humour quasiment disparues maintenant que Bilbo a pris la mesure de l’importance de la quête) voire même désespérée tant les quatorze guerriers recevront peu de supports et seront parfois entravés par ceux qui auraient pu (dû ?) être leurs alliés. Même Gandalf leur fait faux bond peu après qu’il les ait orientés sur le chemin menant Erebor. Ace titre, il est intéressant de constater que si Un Voyage inattendu se présentait comme un récit d’initiation pour Bilbo (et le spectateur face à l’effet du 48 fps), La Désolation de Smaug se vit plutôt comme un récit d’émancipation. Gandalf poursuit sa propre quête, il n’est plus là pour apparaître in extremis et les éclairer littéralement. Fin de l’aide providentielle, ou même de la bienveillance que l’on pouvait encore manifester à la communauté dans le premier. Désormais ils doivent se débrouiller par eux-mêmes, en usant de ruse pour s’évader ou se faire convoyer en bateau par Bard.
Evidemment, le très gros morceau du métrage est Smaug lui-même à qui Bénédict Cumberbatch prête sa voix roque en V.O. Une créature fascinante de magnificence et d’effroi qui s’avère être plus qu’un ûber-boss de fin de niveau.
Un dragon dans une salle au trésor souterraine, cela renvoie aussi bien au cerveau reptilien qu’à la résurgence du refoulé. Le face à face avec Smaug symbolise alors la confrontation avec des instincts primitifs faisant leur retour et prêts à se propager. C’est habilement appuyé par les effets de montage puisqu’en parallèle du jeu du chat et de la souris entre Bilbo et le cracheur de feu, nous est montré la révélation d’un ennemi ancien et la mise en branle de son armée conduite par Azog. De plus, on peut largement estimer que Thorin lui-même est aux prises avec ces bas instincts lorsqu’il croise Bilbo tentant de s’extirper de l’antre du dragon et qu’il lui barre le passage, mû par son obstination (obsession ?) à récupérer l’Arkenstone, la gemme royale. Une attirance irrésistible que Bilbo lui-même expérimenta plus tôt dans la forêt de Mirkwood lorsqu’il paniqua à l’idée de perdre l’anneau subtilisé à Gollum et qu’il fit preuve d’une rage insoupçonnée pour le récupérer.
Ce qui œuvre ainsi dans l’ombre, seul Gandalf en a perçu les prémisses, a distingué le plus vaste dessein de la quête de Thorin et son peuple. Il exprimait déjà ses inquiétudes auprès d’Elrond, Saroumane et Galadriel lors du conseil blanc dans le film précédent. Et celui-ci s’oriente d’emblée sur cette voie puisque le film s’ouvre sur un flash-back rappelant cet enjeu majeur. Une séquence voyant la rencontre entre Thorin et Gandalf dans l’uaberge du Poney Fringant, lieu déjà connu puisque visité dans La Communauté de l’anneau et où les hobbits font la connaissance de Grand-Pas/Aragorn. Avec cette nouvelle trilogie, Jackson revisite donc des lieux et certaines situations reprises du Seigneur des anneaux mais sous un éclairage différent. L’intonation n’est pas la même, d’un drame épique noir d’ébène on passe ici à un récit où le crépuscule n’en est encore qu’à ses premières lueurs
Insidious
Des liens qui s’établissent inconsciemment dans l’esprit du spectateur grâce à la réutilisation d’images et mouvements narratifs similaires pour former une trilogie miroir à la suivante. Cependant, La Désolation de Smaug s’envisage également comme le reflet inversé d’Un Voyage inattendu où l’on revisite quasiment les mêmes lieux ou du moins leur équivalent mais d’où le danger sourde et surtout se manifeste puissamment. Gandalf enjoint la troupe de nains et hobbit d’aller faire étape chez un hôte moins hospitalier que ne l’était Bilbo (Béorn !), la forêt traversée est beaucoup plus dangereuse, la cité elfe dirigée par Thranduil n’est pas aussi paisible que celle d’Elrond, le retour à Dol Guldur voit l’émergence affirmée du Mal, l’échappée en tonneaux renvoie à la confrontation avec les orques dans la plaine mais cette fois-ci le combat sera frontal, et jusqu’à la confrontation sous la montagne et l’envol final qui n’exsudent plus du tout le même sentiment d’eucatastrophe chez les spectateurs que lors de l’intervention miraculeuse des aigles géants. Cette fois, c’est clairement un sentiment de désolation qui prédomine face au déploiement de la Mort.
Un reflet d’Un Voyage inattendu mais plus terne, dont la chromatologie s’assombrit en même temps que l’équipée s’enfonce de plus en plus profondément en Terre du Milieu vers la Montagne Solitaire.
Le point d’achoppement, de bascule intervient dans la forêt de Mirkwood lorsque Bilbo grimpe à la cime des arbres pour repérer leur position. Il se retrouve alors au milieu d’un envol de papillons bleus dont la teinte se marie admirablement avec les couleurs automnales du feuillage. Un dernier instant de sérénité, de calme, à déguster car peu après, la caméra adopte un point de vue subjectif en montrant à l’horizon le but de leur voyage, la Montagne Solitaire, mais surtout arrivant du haut du cadre à droite quelquechose secouant ou brisant les arbres vient dans leur direction. Ce qui se tapissait dans l’ombre dans le premier opus et que l’on apercevait morcelé (pattes d’araignée géantes, forme indistincte du nécromancien, œil de Smaug, inimité même des elfes à l’encontre des nains) va se révéler au grand jour. Un Mal insidieux car déjà profondément enraciné mais mis à part Gandalf personne ne prête importance aux signes avant-coureurs. Tous sont aveuglés par le semblant de paix. Ou ne s’intéresse qu’à la préservation de ses seules terres comme Thranduil le monarque elfe de la forêt noire qui ne se préoccupe pas d’éradiquer le mal à la racine mais se contente d’éliminer ses conséquences les plus immédiates (les araignées s’établissant dans la forêt adjacente à son palais viennent de Dol Guldur). C’est ainsi que Tauriel (Evangeline Lilly), femme elfe créée par Del Toro lorsqu’il était encore le réalisateur attitré, trouve sa justification. Car en plus d’être un personnage féminin participant très activement à l’action (son duo avec Légolas – dont l’apparition ici est tout à fait logique, bien qu’inédite par rapport au livre, par rapport aux évènements futurs du Seigneur des anneaux, toujours pour ces liens à forger – est mortel, dans tous les sens du terme), elle offre un magnifique contrepoint au cloisonnement inique prôné par Thranduil. Elle représente la nécessaire ouverture d’esprit à la survie face à la propagation du Mal. La romance naissante avec le nain Kili milite dans ce sens et ne se limite pas à une correspondance avec celle unissant Aragorn et Arwen. Et comme Eowyn plus tard, elle bouscule les lignes de démarcation.
Mémoire des pères
Ce qui est très fort de la part de Jackson dans cet épisode est d’avoir tissé parcimonieusement et avec subtilité une trame centrée autour de Thorin qui, on l’a évoqué plus haut, était mis en retrait. C’est un personnage fascinant qui est exactement l’opposé d’Aragorn, lui aussi roi sans terre. Ou plutôt, Thorin représente une étape inaugurale possible de son évolution. Mais avant que la noblesse D’Aragorn n’advienne, il faut en passer par un chemin plus tortueux. Ainsi, Thorin, depuis Un Voyage inattendu et plus encore dans ce film, est confronté à son destin de roi tels que ses sentiments actuels le prédisposent. Roi du village des gobelins, Thranduil, le monarque d’Esgaroth la cité lacustre puis Smaug, l’actuel roi de la Montagne, chacune de ces rencontres l’expose à ce qui l’attend si il persiste à entretenir des motivations aussi primaires que la reconquête de son territoire et des richesses de son peuple. Gandalf, dans la scène ouvrant La Désolation de Smaug, est sur le fil du rasoir en utilisant cette rancœur qui anime Thorin pour ses propres fins et son jeu de pouvoir.
Ce n’est finalement que dans le feu de l’action que écu-de-chêne reviendra à des dispositions plus désintéressées (l’urgence de son objectif à atteindre le fait laisser sur le quai un tiers de sa troupe), pensant d’abord à aider ses compagnons face à la furie de leurs ennemis et de Smaug en particulier.
Pour l’instant, Thorin est trop aveuglé par la colère qui l’anime depuis la perte d’Erebor, il n’est pas encore capable d’envisager d’être un leader comme Elrond. Pas un hasard s’il est si mal à l’aise à Fondcombe et qu’il ne se résigne à accepter son aide que pour contourner l’impasse vers laquelle il s’engouffrait. Thorin n’est pour l’instant pas seulement prédisposé à la perpétuation de sa lignée mais à la reproduction des pêchés de ses ancêtres, les précédents souverains d’Erebor. Une mémoire des pères dont il n’est pas encore prêt à s’affranchir. Et son opposition à Bard prend ainsi une tournure particulièrement intéressante et pertinente, telle que mise en scène par Jackson, puisque ce dernier lui-même est hanté par ce que n’a pu accomplir son père et ce que cet échec à entraîné comme destruction.
La Désolation de Smaug, ce n’est pas seulement la rencontre avec le dragon tapis sous la Montagne Solitaire autrefois terre des nains, et d’un point de vue psychanalytique avec l’instinct bestial, primaire contenu dans l’inconscient de Thorin, c’est aussi, et peut être avant tout la violente prise de conscience que l’orgueil qui anime ce roi en devenir ne fait qu’attiser le feu destructeur. La coupure brutale intervenant ainsi en fin de métrage est d’une extrême frustration mais qui convient parfaitement pour imposer cette damnation en marche remarquablement animée et mise en scène dans ce film par Jackson.
Et ultime correspondance visuelle de cette perte d’idéaux, l’or servant de couche à Smaug en a perdu tout éclat.
Nicolas Zugasti
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