Responsable de chefs d’œuvres tels que L’Exorciste, Le Convoi de la peur ou French Connection, William Friedkin raconte dans L’Écran schizophrène (l’un des deux bonus présents sur la galette éditée il y a quelques mois par Carlotta) qu’il avait été approché par les producteurs Robert Fryer et James Cresson, détenteurs des droits du livre éponyme de Gerold Frank, pour réaliser L’Étrangleur de Boston. Fasciné par l’histoire d’Albert DeSalvo, ce tueur en série qui fit treize victimes entre 1962 et 1964 dans la ville de Boston, le jeune cinéaste (qui n’a alors à son actif que des réalisations télévisuelles) se voit préférer l’expérimenté et chevronné Richard Fleischer par le patron de la Fox Darryl F. Zanuck. Nul trace d’amertume ou de rancœur cependant chez Friedkin, qui ne tarit pas d’éloges sur cet Étrangleur de Boston : « non-conventionnel » et « audacieux » (la scène dans le bar gay, incroyablement osée, voire impertinente, pour un film datant de 1968), « quasi documentaire », « terrifiant » – au point que le réalisateur de Bug et Killer Joe qualifie le métrage de film d’horreur et non de thriller.
Fils de l’immense Max Fleischer (pionnier de l’animation et inventeur de la rotoscopie, les Fleischer Studios nous ont donné Betty Boop, Popeye le marin, et surtout la magnifique série Superman du début des années 1940), la filiation aurait pu être difficile à porter pour celui qui réussira à se faire un prénom à Hollywood en devenant l’un des plus grands cinéastes américains (sous-estimés) de la deuxième moitié du XXème siècle (Les Vikings, Vingt mille lieux sous les mers, Soleil vert, etc.) malgré quelques « casseroles » que certains observateurs cyniques nous rappellent sans cesse (Conan le destructeur…). Déjà remarqué pour ses réussites dans le film noir (L’Énigme du Chicago Express, Armored Car Robbery, Le Génie du mal, ou encore Les Inconnus dans la ville chroniqué récemment par Éric Nuevo), Fleischer était sans doute le candidat idéal pour mettre en scène ce qui reste dans les mémoires cinéphiles comme l’une des premières vraies incursions d’un tueur en série dans le cinéma hollywoodien1. Tout aussi mémorable est la prestation de Tony Curtis, dans le rôle de DeSalvo, dans un parfait contre-emploi puisque l’acteur était plutôt un habitué des rôles de personnages sociables et charmants, voire séduisants. L’acteur avait travaillé avec Fleischer sur Les Vikings une dizaine d’années auparavant, mais L’Étrangleur de Boston représente sans doute le sommet de la carrière de l’un comme de l’autre. La performance de Curtis est tout simplement extraordinaire tant l’acteur est habité par son personnage, dérangé et dérangeant. À noter qu’une prothèse posée sur son nez défigure sensiblement l’acteur (au point que la légende veuille que Zanuck n’ait pas reconnu Tony Curtis lorsque Fleischer lui a montré une photo de l’acteur avec son « faux nez ») ce qui déconcerte un peu plus le spectateur déjà perturbé par le choix de Curtis pour incarner un tueur en série. Le malaise est d’autant plus prégnant que les meurtres commis par DeSalvo révèlent une perversité des plus pernicieuses : le criminel s’attaque uniquement aux vieilles femmes et – s’il ne les viole pas – semble agir sous des pensions sexuelles puisqu’il… mord ses victimes ! Si DeSalvo poursuit ses œuvres avec des femmes plus jeunes, la perversion de ses actes grandit, en témoigne cette jeune fille qui finit empalée sur un manche à balai. Morbide…
Dès les premières images, L’Étrangleur de Boston déboussole le spectateur par l’entremise d’un split screen2, un procédé encore expérimental et qui désoriente autant les spectateurs qu’il laisse sceptique les studios. La technique n’est pas nouvelle et a été utilisée à de nombreuses reprises depuis les débuts du cinéma. Pourtant, là où la plupart des cinéastes ne l’utilisent que comme un simple gadget et recherchent juste un effet de style sans grande signification cinématographique, Richard Fleischer et son chef opérateur Richard H. Kline vont plier la technique à leur propos, le split screen servant la narration et la psychologie de leur « héros ». Depuis, seul Brian De Palma aura véritablement su se saisir du dispositif aussi brillamment. Les suppléments disponibles sur le DVD et le blu-ray nous informent par ailleurs que cette idée est venue à Fleischer lors de sa visite de l’Exposition Universelle de 1967, à Montréal, au cours de laquelle il assista à une projection sur un écran IMAX. Détectant les possibilités du dispositif appliqué au 7e art, il choisit le script de L’Étrangleur de Boston comme terrain d’expérimentation cinématographique.
Qu’il s’agisse d’un plan large sur la topographie des lieux accompagné d’un plan plus serré sur les personnages qui vont y pénétrer ; du point de vue du tueur et de celui de sa prochaine victime ; de celui de la victime – morte – et de la personne qui va découvrir le corps ; ou du tueur imprudent en fuite et de ceux qui le pourchassent ; le split screen permet à Fleischer de démultiplier les points de vue qui finiront par se rejoindre dans un plan unique. Ainsi, le réalisateur illustre par la technique la narration classique d’une intrigue policière, où les éléments de l’investigation finissent progressivement par permettre aux enquêteurs de rassembler les diverses pièces éparses du puzzle. Un puzzle qui est aussi énigmatique pour le spectateur que pour les policiers en charge de l’affaire (incarnés entre autres par Murray Hamilton et George Kennedy), car Albert DeSalvo est un tueur sans visage, la caméra de Richard H. Kline préférant cadrer les mains ou les pieds du meurtrier, comme le font les cinéastes italiens depuis quelques années (Six femmes pour l’assassin de Mario Bava, considéré souvent comme le premier giallo, date déjà de quatre ans). Mais contrairement aux thrillers italiens de l’époque, L’Étrangleur de Boston ne rentre pas dans la catégorie des whodunit, ces histoires où l’identité du tueur est cachée au public, avant que le climax final ne livre au spectateur le coupable parmi la galerie de personnages qu’on lui a présentée. Chez Fleischer, la menace est diffuse, inconnue, et peut frapper n’importe qui et n’importe quand. Et en choisissant de ne dévoiler le tueur que lors de ses activités criminelles, le réalisateur s’écarte du « film psychologique » à la Henry, portrait of a serial killer – autre film majeur et culte sur le sujet.
Grâce au format cinémascope permettant jusqu’à huit cadres différents à l’écran (une multitude de suspects interrogés par les forces de l’ordre ; des femmes qui – inquiètes et apeurées – s’enferment chez elles à double tour ou appellent la police), le split screen souligne un peu plus l’imprévisibilité, facteur de désordre et de chaos. Exploité jusqu’à saturation de l’œil, le procédé contribue à perdre un peu plus le spectateur qui peine à suivre et à assimiler toutes les informations visuelles qui lui sont données. Ce dernier est à l’affût, sollicité de toute part, jusqu’à en perdre ses moyens – un peu comme ces femmes qui, malgré la médiatisation des meurtres censée informer et responsabiliser les victimes potentielles, laissent entrer imprudemment le tueur dans leur domicile. Perdu aussi comme le sont les enquêteurs, qui font même appel à un médium, désespérés par les fausses pistes ralentissant la capture d’Albert DeSalvo. Il est d’ailleurs amusant de noter que Richard Fleischer agrémente son métrage de « faux » split screens en proposant un « cadre dans le cadre » : un poste de télévision allumé dans une pièce, un écran géant sur un plateau de journal télévisé, des miroirs réfléchissant le visage des personnages – qui se substituent au traditionnel champ/contre-champ.
Progressivement, avec l’arrivée de John S. Bottomly (le vieillissant mais toujours excellent Henry Fonda) à la tête de l’équipe d’investigation, le procédé se fera plus discret. Auparavant confiée à des bureaux de police différents, Bottomly va centraliser l’enquête – d’où la raréfaction du split screen au profit d’un cadre de plus en plus unifié – pour que celle-ci gagne en efficience alors que les enquêteurs piétinent. Le policier interprété par Fonda devient dès lors le « centre de gravité » du métrage, qui va faire progresser le travail de police et stabiliser l’image dans un cadre plus classique.
Un très beau plan séquence à mi-film annonce un point de rupture dans la narration et la mise en scène de Ricard Fleischer. Un homme seul dans son salon, devant le poste de télévision retransmettant les funérailles de John F. Kennedy. Traveling avant, la caméra bascule légèrement et progressivement vers la droite. Sans la moindre indication ni aucun indice révélateur, le spectateur devine immédiatement qu’il s’agit du tueur. La caméra contourne Albert DeSalvo et nous permet de découvrir sa femme, affairée dans la cuisine. Des cris se font entendre, hors-champ. Deux enfants apparaissent, jouent ensemble bruyamment, puis l’un d’eux va sur les genoux du tueur en série. Les enfants de DeSalvo… Le malaise et la circonspection sont alors à leur paroxysme. Ça ne colle pas. Définitivement pas. DeSalvo s’écarte trop de l’idéal-type – au sens wébérien du terme – du serial killer connu de tout spectateur : solitaire , asocial, et névrosé. A contrario, Tony Curtis incarne ici un banal père de famille, visiblement aimé de ses enfants et son épouse, et affecté comme la plupart de ses concitoyens par la mort brutale de son Président à Dallas quelques jours auparavant.
Séquence essentielle du métrage, ces quelques minutes peuvent être considérées comme le début d’un deuxième film à l’intérieur même de L’Étrangleur de Boston tant ce qui va suivre cette scène diffère de ce qui a été présenté précédemment au spectateur. Richard Fleischer choisit en effet d’adopter le point de vue quasi-unique du meurtrier. Cette confrontation directe entre DeSalvo et le spectateur concerne autant la chasse des victimes (où l’on apprend plus en détails le modus operandi du tueur lui permettant d’entrer chez les femmes qu’il convoite) que les meurtres à proprement parler – même si par pudeur la caméra ne s’attarde pas sur la mise à mort des jeunes femmes. Rapidement cependant, la routine meurtrière s’enraye. Une femme (la comédienne Sally Kellerman, qui intervient dans le supplément « Faux nez, vrai tueur : souvenirs de L’Étrangleur de Boston ») parvient à s’échapper des mains de DeSalvo. Incapable de résister à ses pulsions, ce dernier décide de se remettre de son échec illico en trouvant une nouvelle victime. Une précipitation qui lui est fatale, car il finit par être arrêté par un simple policier patrouillant dans les rues de Boston.
Le film aurait pu s’achever sur la capture de DeSalvo, désormais inoffensif puisque placé sous contrôle policier. Sauf que l’un des points les plus fascinants de cette histoire de tueur en série a trait au jugement, et non aux actes meurtriers perpétrés et pourtant abominables. Un jugement médical plus que judiciaire d’ailleurs, Albert DeSalvo n’étant a priori pas amené à comparaître devant la justice dans L’Étrangleur de Boston. Les médecins et psychiatres l’ont en effet déclaré irresponsable de ses actes, l’homme étant victime d’un syndrome de dédoublement de la personnalité. Ainsi, si physiquement DeSalvo a bien tué une dizaine de femmes, il ne s’en souvient absolument pas car ce n’était pas lui qui ordonnait à son corps d’étrangler toutes celles qu’il a assassinées. Depuis, nombreux sont les films qui ont abordé ce motif du trouble de personnalités multiples – citons, entre autres, Fight Club de David Fincher, Identity de James Mangold, ou plus récemment The Ward de John Carpenter qui aurait mérité mieux qu’un simple direct to video en France. La grande force du métrage de Fleischer provient de l’adéquation de sa mise en scène à la pathologie de son personnage principal. Sans être outrancièrement tape-à-l’œil et vulgairement ostentatoire, la mise en scène du réalisateur épouse la psychologie de DeSalvo : le procédé du split screen apparait encore plus pertinent une fois que l’on connait la maladie dont souffre cet étrangleur de Boston ; son trouble de la personnalité est également matérialisé lors de la séance d’interrogatoires menés par Bottomly via des « jeux de miroirs » dédoublant le visage de Tony Curtis à l’écran.
À mesure que DeSalvo prend conscience de la dualité qui l’anime lors de l’entrevue avec l’inspecteur de police, L’Étrangleur de Boston s’efforce de manifester formellement à l’écran cette schizophrénie par des flashbacks, des images subliminales des meurtres (des « insertions subliminales » selon l’expression de William Friedkin), voire des séquences oniriques dans lesquelles Albert DeSalvo se projette, accompagné de l’inspecteur Bottomly, dans le passé : tandis que les images donnent à voir les meurtres passés de DeSalvo, le son et les paroles des deux personnages correspondent au présent dans la salle d’interrogatoire. Par ces procédés cinématographiques, Fleischer caractérise davantage une superposition des caractères et non leur dédoublement. La technique de l’écran séparé n’a plus de fonction ni d’utilité désormais, elle est donc abandonnée. Richard Fleischer peut ensuite nous présenter le « vrai tueur », lors d’une magnifique – et perturbante – scène finale au cours de laquelle Albert DeSalvo se souvient de ses crimes et, en mimant son double maléfique, rejoue la scène du meurtre d’une de ses victimes3. Une confession atypique et glaçante, qui refroidirait des tueurs aussi froids que Hans Beckert (M. Le Maudit), John Doe (Seven) ou Patrick Bateman (American Psycho).
Fabien Le Duigou
1 En 1971, Richard Fleischer livrera 10 Rillington Place (rebaptisé en France L’Étrangleur de la place Rillington, merci messieurs du marketing…), un autre grand film de tueur en série même s’il n’égale pas L’Étrangleur de Boston.
2 Que l’on a souvent traduit en Français par « écran séparé ».
3 Richard H. Kline nous révèle dans Faux nez, vrai tueur que le flou dans l’image n’est pas du tout volontaire de sa part. Il avoue qu’il s’agit tout simplement d’une difficulté à faire la mise au point. Il n’empêche que cette petite imperfection technique sert admirablement le propos de la séquence, alors que DeSalvo perd toutes ces certitudes et comprend ce qu’il a fait.
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