Plus encore que Cars 2, Rebelle semble cristalliser les doutes quant à la persistance de la flamme créatrice du studio Pixar, faisant craindre que Lasseter (désormais à la tête du département création de la maison-mère) et sa bande ne soient des vendus à Mickey. Il est vrai que les quelques facilités scénaristiques, les failles narratives ou l’arrivée de chanson extra-diégétique (illustrant l’état d’âme de l’héroïne dans une séquence, soit dit en passant, d’une beauté flamboyante, véritable démonstration de dextérité au sein de paysages grandioses) peuvent générer un trouble compréhensible. Mais de là à penser que la princesse-grenouille et Raiponce sont devenues les marraines de Mérida, ce n’est pas un pas mais un large fossé qui serait bien difficile à franchir. D’autant qu’une observation plus attentive et le recul permettent de réfuter promptement cette assertion faussée. Certes, Rebelle, comme le précédent film, Cars 2, ne se hissera pas au niveau d’excellence des meilleures productions du studio (Les Indestructibles, Wall-E, Là-Haut, Toy Story 3…) mais il demeure très solide, plus que recommandable et enterre très largement la concurrence occidentale (Dreamworks et le studio Blue Sky). La déception pointant à l’issue de la projection s’explique par le fait que ce film est postérieur à l’âge d’or du studio à la lampe qui depuis Les Indestructibles a enchaîné une série d’authentiques chef-d’œuvre de poésie, d’intelligence et d’émotion pour culminer avec l’indépassable Toy Story 3. Soit à peu près le même syndrome frappant les films de Clint Eastwood post Gran Torino qui se voient dépréciés à l’aune de cette œuvre magistrale quand bien même ils (Invictus, Au-Delà, J. Edgar) perpétuent à leur manière la geste eastwoodienne. Au passage, il faut noter que le parallèle Toy Story 3 et Gran Torino n’est pas si incongru ou hors sujet que ça puisque ces deux films discourent et offrent une conclusion partielle sur la transmission des valeurs fondatrices de leurs auteurs et l’héritage à reprendre. C’est sans doute dans cette perpétuation pour le moment moins puissante et balbutiante par endroits qu’il faut analyser cette appréciation déclinante. En tous cas, pas question de sombrer dans le catastrophisme en théorisant que les jouets d’Andy seraient passés entre de mauvaises mains.
De même, ne cherchons pas non plus à relativiser à tout crin au risque d’occulter des défauts bien présents mais il convient de noter d’une part que les temps de production semblent avoir été raccourci ou du moins que la fréquence de sortie des œuvres Pixar soit accrue (un par an désormais). D’autre part, la mise en retrait en cours d’élaboration de Rebelle de la réalisatrice attitrée Brenda Chapman (et qui depuis a rejoint « l’ennemi » I.L.M) pour différends artistiques ait quelque peu plombé l’orientation du récit. Ce genre d’incartade n’est pas idylliquement inconnue de Pixar, la production de Ratatouille avait connu pareille avarie mais on ne peut pas tomber à chaque fois sur un movie-doctor aussi génial que Brad Bird. Cependant, Rebelle réserve son lot d’audaces narratives et de magnificences esthétiques aptes à consacrer leur intégrité artistique que d’aucun considère comme vacillante.
Mérida, fille unique du roi Fergus et de la reine Elinor, est une belle et farouche princesse préférant, au désespoir de sa mère, apprendre à manier les armes plutôt que maîtriser les obligations protocolaires que lui confèrent son rang. Le conflit larvé entre ces deux jolies et fortes têtes va prendre une tournure dramatique (aux accents shakespeariens) lorsqu’un tournoi réunissant les trois autres clans du royaume va être organisé afin de déterminer lequel des représentants pourra prétendre à la main de la renfrognée rouquine. Cette dernière va alors prendre en main son destin en saisissant son arc et décochant trois tirs d’une précision quasi surnaturelle, ridiculisant les autres archers et réduisant à néant leurs espoirs. Une séquence magistrale puisqu’en même temps qu’elle définit encore plus précisément les caractères bien trempés de Mérida et sa mère, elle souligne les enjeux au cœur desquels la résolution de leur antagonisme sera décisive. En effet, il en va de l’union des clans séparés et de la famille de Mérida que cette-ci se résolve à prendre mari. Autrement dit, comment concilier nécessité politique et désir personnel.
Mérida pense alors résoudre cette équation en éliminant un paramètre, sa mère. Elle a donc recours aux services d’une sorcière à qui elle demande de changer sa mère. Non pas d’une manière radicale en la transformant physiquement en quelquechose d’autre mais plutôt modifier son point de vue afin qu’elle soit plus encline à accepter celui de sa fille. Malheureusement, le gâteau ensorcelé que Mérida présente à Elinor métamorphose celle-ci en ourse. De là, les conflits vont s’amplifier et se complexifier car le plantigrade est un trophée de choix pour les guerriers de la contrée, et en premier lieu le roi, obsédé par celui qui un jour lui arracha la jambe. Dès lors, Mérida et sa mère vont devoir prendre la tangente ensemble dans la forêt pour trouver un moyen de rendre son état normal à Elinor mais également renouer la communication entre elles. Le film va alors jouer une partition à demi convaincante puisque si la cohabitation et la coopération forcée vont être mises à mal par les instincts bestiaux proches de prendre le dessus, le risque de basculement total d’Elinor demeure trop diffus. C’est sans doute dans ce renoncement à une noirceur plus accomplie que peut s’interpréter l’éviction de Brenda Chapman. De même, le traitement de l’ours mythique Mor’du, celui responsable de l’amputation du roi, est problématique car la menace physique et métaphorique (il apparaît comme le devenir possible d’Elinor si le sortilège n’est pas rompu) qu’il représente est trop circoncise à l’arrière plan et ne semble utilisée à intervalles réguliers que comme un diable sortant de sa boîte. Toutefois, cette simple fonction d’épouvantail ultime parvient à donner sa pleine mesure notamment lors de la séquence de découverte et d’exploration de sa « tanière » où l’ambiance se fait plus pesante, les décors étant alors frappés de désolation et les couleurs deviennent ternes, ce qui fait penser à une arrivée des deux femmes en Mordor.
La confrontation avec Mérida est quant à elle très impressionnante car elle verse allègrement dans un régime d’images de terreur (crânes jonchant le sol, créature monstrueuse tapie dans l’ombre et surgissant avec féroce rugissement, attaque agressive et violente), de quoi traumatiser durablement les plus jeunes et même les plus habitués à ce genre d’imagerie.
Ainsi, Pixar semble se détourner de la voie, initiée par Bob et Sully dans Monstres et Cie, consistant à générer rires et rêves chez les enfants plutôt qu’une éducation par la peur, comme a pu le faire un temps Disney. Son effet cathartique permettant d’affronter ses plus profondes angoisses et Rebelle emprunte cette voie plus sombre plus volontairement que les précédents films du studio (et déjà en pointillée dans Toy Story 3) renvoyant ainsi à un autre créateur de génie, Hayao Miyazaki, qui avec Princesse Mononoké laissa un instant de côté le merveilleux dont il était coutumier pour embrasser une veine plus désabusée.
Autre limite du métrage, la résolution de l’enjeu lié au mariage forcé qui découle certes de l’évolution conjointe et logique d’Elinor et Mérida mais prend place dans une séquence pas inintéressante dans sa symbolique mais qui frappe par l’inanité de sa mise en scène. Mérida et son ourse de mère doivent traverser la salle du trône où les membres des clans, du fait de leur impatience, sont devenus belligérants (reproduisant à une échelle réduite un véritable champ de bataille), dans une scène d’infiltration pataude où Mérida se charge de détourner l’attention par sa prise de parole fédératrice tandis qu’Elinor longe le mur discrètement. Seulement, l’espace topographique ouvert n’est jamais utilisé et défini avec le dynamisme et le suspense adéquat, contrariant même la plus petite logique spatiale puisque selon la disposition des protagonistes et du lieu, une bonne vingtaine de personnes ont dû voir passer, même fugacement, dans leur champ de vision une silhouette imposante.
Mais les défauts relevés, s’ils amoindrissent l’impact global ne sont pas rédhibitoires. Outre la splendeur visuelle de la représentation des highlands (on croirait des prises de vues réelles) et l’exaltation remarquablement retranscrite dans les actions de Mérida (les séquences de chevauchée, ses aptitudes guerrières, etc.), Rebelle poursuit l’exploration de sentiments complexes comme la remise en question, la communication, l’orgueil ou la culpabilité.
Signalons également la transfiguration de l’opposition hommes/femmes où ces dernières apparaissent comme des contrepoints de sagesse et de délicatesse face aux mâles représentés comme immatures, irresponsables (toujours prompts à déclencher une rixe) et monstrueux (par le biais d’une analogie très marquée, ce sont des ogres en puissance : les trois frères gloutons passent leur temps à s’empiffrer, le roi dévore goulument les victuailles à sa table). L’orientation d’Elinor, du fait de sa transformation, vers cette animalité larvée et constitutive est d’ailleurs remarquablement énoncée lors du formidable pré-générique montrant Mérida enfant jouant à cache-cache avec sa mère, cette dernière feignant de vouloir la trouver pour mieux la manger. De plus, cette séquence définie les autres forces mythiques et magiques qui seront à l’œuvre par la suite (les feux-follets, l’immense Mor’du) et avec lesquelles Mérida devra composer. Cette cohabitation du monde légendaire et du monde réel, le premier se situant à la lisière du second, est ainsi en germe et cette première séquence permet d’établir d’emblée que ces univers seront amenés à s’interpénétrer de part l’action, le positionnement de Mérida.
Une exposition remarquable de concision et de puissance d’évocation (et que la suite du récit peinera parfois à retrouver et prolonger) dont on a pu ressentir les prémisses dans le court-métrage précédent le film. Intitulé La Luna, il voit un jeune garçon, son père et son grand-père (soit trois générations) réunis sur une barque attendant que la lune apparaisse pour s’y arrimer afin de la nettoyer. Sept minutes de poésie visuelle où il est question de transmission, de perpétuation de traditions, savoir s’en montrer dignes tout en y apposant son style. Soit ce que le destin de Mérida tissera en filigrane par la suite.
Et ce que Pixar s’évertue à développer depuis dix-sept ans au sein de leurs productions, Rebelle confirme malgré tout cette volonté iconoclaste en jouant avec des figures archétypales (ici la princesse et son devenir) pour former des visions divergeant des conventions entretenues et répandues. Ainsi, certains ont loué le fait que Mérida ne devait compter que sur elle-même pour s’en sortir, sans avoir recours à la moindre intervention d’un prince plus ou moins charmant (situation interprétée par d’autres comme l’affirmation que Mérida serait une lesbienne…). Soit. Mais ce qui est véritablement marquant et parfaitement déstabilisant est surtout que ce soit Mérida, censée incarner un idéal de princesse, qui se mue en affreuse rivale puisque c’est elle qui propose et tend à sa propre mère le gâteau maudit. Plus intéressant, cette figuration métaphorique de Janus (Mérida est ici à la fois Blanche-Neige et la méchante reine) n’agit pas par pure méchanceté mais par orgueil.
De plus, dans chaque œuvre du studio est mis en scène un parcours initiatique. Des cheminements qui ont une valeur éducative pour les plus jeunes et mettent aussi en évidence les travers qui affectent les adultes pour ainsi les « aider » à en prendre conscience. Rebelle ne fait pas exception à cette caractéristique. De même, les films du studio à la lampe se définissent par leur appropriation des motifs mis en exergue dans le monomythe de Joseph Campbell ce qui fait des personnages désormais bien connus des héros aux mille et un pixels. Une appropriation d’un socle communs de mythes antiques (Jonas le prophète biblique, l’odyssée d’Ulysse…) et modernes (comic-books, James Bond, Route 66…) pour mieux illustrer la transformation nécessaire de ses personnages. Et plus encore que ces prédécesseurs, Rebelle s’y confronte frontalement, n’usant pas d’artifices métaphoriques mais convoquant explicitement légendes (ici celtes) et motifs extraordinaires.
Chaque film estampillé Pixar reprend et adapte le puissant motif du seuil à franchir (fenêtre de la chambre d’Andy, portes de placards, égouts, ventre de la baleine dans Némo…), acte essentiel qui amorce le procédé de désintégration de l’égo, véritable handicap pour un accomplissement total. Ici, ce seuil est matérialisé par le cercle de dolmen qui servira à la fois d’ouverture et de clôture à l’aventure.
Enfin, cette magie ambiante est un puissant déclencheur à sa prise de conscience puis à son évolution vers une meilleure compréhension de son rôle et en aucun cas un moyen d’y parvenir. Il lui reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour la maîtriser. En tous cas, elle n’est pas prête de disparaître du studio et du monde de Mérida comme le montre la dernière image du film montrant un feu-follet derrière une pierre tandis que la jeune file et sa mère chevauchent côté à côte. Le génie de Pixar scintille toujours, seule sa brillance est atténuée avec cet opus.
Nicolas Zugasti
Rebelle est sorti le 1er août sur les écrans français
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