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Après un premier film dont nous ne dirons jamais assez de bien (Maléfique), Eric Valette semblait s’être perdu au cœur du système, rattrapé par l’envie, légitime, de percer dans le genre de l’autre côté de l’Atlantique, mais contraint d’abandonner aux mains des producteurs du remake de La Mort en ligne, ses velléités de réalisateur à personnalité prometteuse, offensive. Une mauvaise expérience suivie par la formalisation d’une série B (Hybrid) sous petite influence Cameron / Carpenter – si l’on se réfère en tout cas à sa bande-annonce aux tonalités volontairement eighties et marquée par l’empreinte fantastique de ces deux grands (une voiture « possédée » par le diable s’en prend aux résidents de nuit du garage d’un poste de police). En attendant la sortie de cet opus a priori un peu fauché mais sans doute très roboratif, le spectateur se réjouira du retour aux affaires du Toulousain en Hexagone. Désireux de renouer avec une tendance disparue du cinéma français (le thriller politique engagé façon Le juge Fayard d’Yves Boisset ; 1977, tout de même !) tout en intégrant les archétypes jouissifs du polar américain, Eric Valette signe avec Une Affaire d’État le meilleur film de sa carrière mais aussi de l’année voire de la décennie dans nos frontières sclérosées par une cinématographie de fiction nombriliste et peu concernée par l’état du monde. Si l’on vous dit qu’en plus il est adapté du roman (Nos Fantastiques années fric) écrit par une auteure (Dominique Manotti) revendiquant clairement une construction à la James Ellroy et bien connue pour son traitement sans concession de la corruption de certains milieux d’affaires et politiques ; que Valette lui-même réinjecte cette appréhension mouvementée, composée d’une infinité de nuances dans la noirceur, d’un univers violent, décadent et fortement dénonciateur ; qu’il n’a pas été produit par les chaînes hertziennes nationales (le fléau de notre production cinématographique : quand le petit écran formate et décide du grand, voyez ce que ça donne toute l’année), il ne vous reste en principe aucune excuse pour ne pas courir le voir dès sa sortie.

Une Affaire d’État ne ressemble à aucun autre film français récent et, bien qu’exploitant une caractérisation typiquement hardboiled, ne se complaît jamais dans l’imitation décadrée du film noir américain mâtiné de thriller paranoïaque et violent : il intègre ces genres tout en restant lui-même et vous vous surprendrez à trouver qu’à travers la vision particulière de Valette, Paris la nuit puisse paraître aussi vénéneuse, nébuleuse, comploteuse qu’une Washington en pleine malversation chez Pakula ou qu’une San Francisco criminelle chez Don Siegel.
Le film tisse une toile de corruption, de meurtres et de trahisons politiques autour de deux événements que des milliers de kilomètres séparent : l’explosion d’un avion transportant des armes de fabrication française au-dessus du Golfe de Guinée, et l’assassinat dans un parking parisien d’une escort girl / indic d’un photographe people en quête de révélations de secrets d’État. Autour de ces intrigues qui n’en formeront bientôt qu’une, gravitent l’inspectrice nerveuse Nora Chayd (Rachida Brakni, efficace et juste), le Monsieur Afrique officieux du gouvernement Victor Bornand (André Dussolier, terrifiant de réalisme étatique) et son homme de main Michel Fernandez (Thierry Frémont, magnétique, crépusculaire, glaçant), un ancien des services de renseignements.

En s’attelant à un sujet aux ramifications internationales, Eric Valette insuffle à son film la vision universelle du genre qu’il sert, vision qu’il manque à la majorité de nos productions même volontaristes. Le réalisateur rejette toute idée de film-débat à thèse et au rayonnement documentaire pour privilégier le divertissement solide où s’imbriquent realpolitik et ténébreuses actualités, scandales en général (mercenaires et sociétés écrans), dessous de la Françafrique en particulier : le sous-texte d’Une Affaire d’État convoque ainsi dans un climat très barbouzard les figures compromises de la société civile et affairiste française voire internationale. Derrière Bornand / Dussolier se profile l’image du tutélaire et grand ordonnateur Jacques Foccart (secrétaire d’Etat aux affaires africaines et malgaches du Général de Gaulle), référence à laquelle s’ajoutent les échos de l’Angolagate, des influences exercées par les services secrets et de contre-espionnage sur des marchands de mort comme Jacques Monsieur ou Pierre Falcone, des négociations / triturations mercantiles de sociétés comme la Sofremi (une entité dépendante du Ministère de l’Intérieur, d’ailleurs dirigé par Charles Pasqua au moment de l’affaire du trafic d’armes vers l’Angola) que n’hésitait pas à saisir la DST (devenue depuis la DCRI) ; sans oublier les réminiscences de la guerre civile du Congo Brazzaville en 1997, au cours de laquelle la compagnie Elf accepta de prêter de l’argent destiné à payer des armes (grâce à des contrats de préfinancement) au gouvernement de Pascal Lissouba dans sa lutte contre l’ancien Président Denis Sassou N’Guesso. Ce sont aussi des trafics d’influence plus étendus encore (drogue, réseaux de prostitution huppés, guerre des services de renseignements) que pointe en fligrane le film de Valette, suspendant toute démonstration géopolitique péremptoire pour conduire un récit flamboyant à l’équilibre parfait entre action et conversations secrètes.

Une Affaire d’État peut ainsi se prévaloir d’un formalisme sec et soigné, dénué d’ostentation et de surcharge : l’action domine le récit sans sacrifier au chaos des sens ni au brouillage visuel ; tout est frontal, donc d’autant plus brutal. Les personnages et situations s’avèrent bien trempés dans un univers ambigü aux éclairages marqués : entre l’inspectrice en quête de vérité (mention spéciale également à son chef interprété par l’excellent Gérald Laroche, dont Valette, Xavier Durringer et Olivier Marchal sont les seuls à avoir appréhendé tout le talent) et le corrompu Bornand s’étend ainsi toute une zone de gris, représentée par Fernandez, un anti-héros violent pris dans un engrenage de jeux de pouvoir, caractère tout droit sorti d’un roman d’Ellroy. À cet égard, Valette gère les incursions de ses protagonistes comme le Maître du polar US, déambulant entre les existences jusqu’à les faire se croiser (mise en scène que renforce ici l’utilisation de thèmes musicaux spécifiques à des personnages), s’affronter, s’équilibrer dans le bien et le mal, dans la pureté et la manipulation. Fernandez s’impose ici comme le point nodal de l’intrigue, le mal nécessaire d’un monde corrompu dont les héros ne sont plus les figures droites de l’âge d’or. À l’instar des mauvais garçons Kemper Boyd et Pete Bondurand dans American Tabloïd, Fernandez (incroyable Frémont, on le répète) attire à lui toute l’attention et l’empathie du spectateur, pourtant révulsé par la noirceur et l’incontrôlable violence de son personnage. C’est la force du film de Valette : nous faire basculer dans l’ère du soupçon, la véritable identité du thriller moderne, la raison d’être d’un cinéma tel que le conçoivent les meilleures productions du monde. Et la France fait partie du monde – ce que semblent avoir oublié les départements « cinéma » de nos chaînes de télévision, qui refusèrent de financer le film parce qu’il s’attardait trop sur Fernandez. À croire qu’il s’agit aussi, côté 7e Art, d’une affaire d’État…

Stéphane Ledien

> Sortie en salles le 25 novembre 2009

> Lire aussi notre article sur Maléfique dans VERSUS n° 4 et notre article sur les intrigues du complexe militaro-industriel dans VERSUS n° 17, actuellement en vente.

Bande-annonce de Une Affaire d’État
Trailer de Hybrid, sortie prévue au printemps en France

6 réflexions sur “« Une Affaire d’État » de Eric Valette

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  5.  » Ton père aime les produits + raffinés »(sous entendu diacetyl M…)
    Rarement vu de film si bien documentés, rarement vu des élites adeptes de l’héroïne non plus !!!!

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