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Découverte est bien le mot qui décrit le mieux ce qui s’est passé, l’an dernier, au festival Lumière de Lyon, avec les films de Kinuyo Tanaka. Leur vision a fait l’effet d’une bombe. Dans nombre de conversations entre festivaliers, le nom de la Japonaise revenait et on n’en entendait dire que du bien. Soudain, l’actrice de Mizoguchi et d’Ozu révélait ses incroyables talents de cinéaste.

Après une sortie nationale en salles, Carlotta propose à partir du 18 octobre les six films que Kinuyo Tanaka a réalisés, en coffrets de six DVD ou quatre Blu-ray. Ils contiennent Lettre d’amour (1953), La lune s’est levée (1955), Maternité éternelle (1955), La princesse errante (1960), La nuit des femmes (1961) et Mademoiselle Ogin (1962). S’ajoute à ce trésor un livret de Pascal-Alex Vincent, qui a réalisé un documentaire sur l’actrice-réalisatrice japonaise. Lequel est proposé en supplément. À noter encore que ce documentaire a été présenté au festival Lumière le 17 octobre dernier, la veille de la sortie du coffret.

Dans ces six œuvres, les femmes se retrouvent au centre des histoires. Nous faisons ainsi connaissance avec une princesse qui se retrouve mariée au frère du dernier empereur chinois, celui célébré en son temps par Bertolucci. Des jeunes filles se suicident par amour. Une est obligée d’épouser celui qu’elle n’aime pas. Une autre, malheureuse en amour, devient poète reconnue et est atteinte d’un cancer. D’autres encore, qui étaient prostituées, cherchent à se réinsérer après la fermeture des maisons closes.

Le mélodrame peut se faire flamboyant, rehaussé par ces touches féminines, voire féministes. Certaines thématiques sont forcément proches de celles abordées par ses maîtres. Comment ne pas penser à La rue de la honte de Mizoguchi en voyant La nuit des femmes, ce « mélodrame politique et social résolument contemporain », selon Lili Hinstin ? Comment ne pas penser à Ozu quand Kinuyo Tanaka emploie Chishū Ryū, acteur cher au cinéaste, dans La lune s’est levée (il apparaît également dans Lettres d’amour) ? La lune, dont le scénario est co-écrit par Ozu, devait d’ailleurs être tourné par celui-ci mais le projet fut retardé et mis à mal par l’accord de 1953 entre les compagnies de production désireuses de stopper la Nikkatsu. Laquelle prit à sa charge le montage financier de La lune s’est levée.

Dans une présentation, Lili Hinstin se demande si l’on peut parler de « female gaze » à propos de Kinuyo Tanaka. « En tout cas, conclut-elle, son point de vue est unique. » Surtout dans « une industrie privée de femmes cinéastes, non seulement au Japon mais dans le monde entier. » On peut effectivement noter un « point de vue unique » dans la façon de filmer de Kinuyo Tanaka, auquel s’ajoute la délicatesse. Que de magnifiques plans elle nous offre ! Et que dire de son utilisation des horizontales, verticales et lignes de fuite, plaçant des cadres dans le cadre ? La cinéaste multiplie les prises de vue sensationnelles.

Prenons l’exemple de Mademoiselle Ogin, un film rythmé par les cérémonies de thé puisqu’il s’intéresse à la fille du maître de thé Sen no Rikyu. On est frappé par la beauté des plans de bord de mer, de la séquence de cérémonie de thé sur un bateau, sur le fleuve Yodo, de cet autre cérémonie de thé au cours de laquelle les personnages cheminent derrière des paravents, visibles seulement grâce aux interstices. Et que dire de ce plan pris d’en haut avec un parasol rouge et des arbres en fleurs ? Ou de celui qui montre un palanquin, lui aussi filmé d’en haut ? Qu’ils sont magnifiques, bien sûr, et porteurs d’émotion, assurément !

Ce soin apporté à la mise en scène, on le retrouve aussi dans Lettre d’amour, quand un couple, filmé sur un quai de gare, se trouve soudain à l’intérieur du cadre formé par la porte qui se ferme. Et dans la quasi totalité de la filmographie de la Japonaise.

Kinuyo Tanaka aborde la carrière de réalisatrice dix ans après le dernier film de Tazuko Sakane, seule femme ayant osé pratiquer, entre 1936 et 1943, un métier jusqu’alors réservé aux hommes. Dans la notule qu’il consacre à Kinuyo dans le Dictionnaire du cinéma japonais en 101 cinéastes (publié chez Carlotta, sous la direction de Pascal-Alex Vincent), Junko Watanabe écrit : « Tanaka, ayant joué systématiquement les femmes ballottées par les hommes depuis l’âge de 15 ans, défend, par son regard de femme, la réalité de la sexualité féminine. »

On peut trouver plusieurs exemples de cette assertion dans La nuit des femmes, où il est question non seulement de prostitution mais aussi de ménopause, de lesbianisme et de maladies vénériennes. Un des personnages a été mariée, puis s’est prostituée avant d’avoir un bébé. « On ne peut blâmer uniquement les femmes », entend-on alors. De même que la vieille prostituée qui semble plus intéressée par le corps féminin déclare : « Les hommes ne sont bons qu’à faire souffrir les femmes ! » Kinuyo Tanaka, qui pose donc un regard féminin sur les femmes, s’amuse des vacheries qu’elles peuvent proférer les unes contre les autres. Toujours à propos de la vieille prostituée, une de ses copines lui balance : « Si tu étais une voiture, tu serais à la casse depuis longtemps ! »

Junko Watanabe, toujours dans le dictionnaire consacré aux cinéastes japonais, croit avoir trouvé la raison du passage de l’actrice Kinuyo Tanaka à la mise en scène : dans Lettre d’amour, Kinuyo joue une vieille aguicheuse professionnelle. « Son personnage cherche à se ranger, suite au sermon moralisateur de Masayuki Mori. Cette séquence fait probablement allusion à la raison qui aurait poussé Kinuyo Tanaka vers la réalisation. »

Qu’elle qu’en soit la raison, aurait-on envie de dire, elle était bonne. Et la vision des six films réalisés par l’actrice montre qu’elle a bien fait de suivre cette nouvelle voie.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Kinuyo Tanaka : Six films en six DVD ou quatre Blu-ray. Sortie par Carlotta Films le 18 octobre 2022.

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