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Après leur passage sur grand écran, voici six films rares ou inédits du cinéaste japonais Yasujirō Ozu qui sortent dans un beau coffret collector édité par Carlotta Films : Femmes et Voyous (1933), Il était un père (1942), Récit d’un propriétaire (1947), Une femme dans le vent (1948), Les Sœurs Munakata (1950) et Dernier caprice (1961). Un septième film — en réalité un téléfilm —, Quand la cloche de la jeunesse a sonné, est une réalisation de Tsuneo Hatanaka sur un scénario d’Ozu. Le coffret étant bien sûr une belle occasion de célébrer le cinéaste né il y a 120 ans (le 12 décembre 1903) et disparu jour pour jour soixante ans plus tard, le 12 décembre 1963.

Femmes et voyous

Présenté dans une restauration 4K inédite, Dernier caprice est le plus connu du lot, un des films d’Ozu qui l’a fait reconnaître comme l’un des grands maîtres du cinéma japonais. L’intérêt est ici de prouver que le cinéaste a évolué dans sa manière de filmer et l’on peut être étonné, à la vision de Femmes et Voyous, film encore muet, de voir combien l’influence du cinéma américain est importante. À part les acteurs, tout ici ressemble à l’Amérique : les rues et les bâtiments, les costumes, les salles de boxe, les speakeasies, l’orchestre de jazz, jusqu’aux affiches, toutes écrites en anglais, dont une, que l’on voit à plusieurs reprises, vantant un combat de Jack Dempsey. Quant au sujet, la rédemption d’un gangster, il semble lui aussi provenir en droite ligne de Chicago ou de New York.

Récit d’un propriétaire

On sera tout aussi étonné à la vision du Récit d’un propriétaire qui, lui, semble subir l’influence du néoréalisme italien, avec son petit peuple appauvri par la guerre et vivant dans des bidonvilles — le film est sous-titré Chronique des gens ordinaires. À travers ce gamin trouvé sur la route et que les adultes se refilent cruellement, ne sachant quoi en faire, on retrouve toute la beauté et la sensibilité qui faisaient la grandeur des films de Rossellini ou de De Sica. Et la force de l’interprétation, non seulement des adultes mais aussi et surtout du gamin.

Beaucoup plus traditionnellement japonais sont Il était un père et cette histoire de fils qui n’a jamais pu vivre auprès de celui qu’il chérit tant. Loin des panoramiques, des plongées, des gros plans, des effets de style — tels ces deux malfrats qui, plantés sur le trottoir, tournent en même temps la tête à droite et à gauche ou ce reflet dans le phare d’une voiture — et du montage rythmé qui américanisaient Femmes et Voyous, la caméra s’assagit ici et offre une série de cadrages fixes, sans mouvement, qui semble prouver qu’Ozu est en train d’acquérir une nouvelle façon de filmer.

Il était un père

Il était un père repose sur un drame, une noyade, qui restera définitivement hors-champ. Ozu préfère filmer les impressions, les sentiments, l’amour paternel et filial, l’amitié, le respect, la considération autant dire des intentions qu’il ne couvre pas de mots inutiles ni de gestes déplacés. La sobriété est reine et l’émotion n’en est que renforcée. Le cinéaste se permet juste une petite chorégraphie, celle des deux cannes à pêche du père et du fils qui suivent le même mouvement et qui peut rappeler l’exemple précédemment cité des deux voyous dans la rue.

Une femme dans le vent

Si, dans Femmes et Voyous, Ozu évoquait de possibles retrouvailles pour le couple d’amants criminels, des retrouvailles d’après la rédemption, c’est-à-dire la case prison, il ne cesse de questionner la séparation dans les autres films du coffret : celle d’un père et son fils (Il était un père, Récit d’un propriétaire), celle du couple dans Une femme dans le vent. Porté par l’admirable Kinuyo Tanaka, future réalisatrice de talent qui était aussi au cœur de Femmes et Voyous, ce film relève d’un néoréalisme apocalyptique pour lequel Ozu porte une grande attention aux décors : paysage industriel désolé, avec pont en fer et usine délaissée qui bouche le paysage, entourée de bicoques et dont les chemins sont encombrés d’éléments disparates. Avec une seule signification, auxquels les dialogues sur la vie chère donnent encore plus de poids : le Japon se sort à grand peine de la catastrophe nucléaire. Autre élément de décor important, filmé de façon prémonitoire : l’escalier qui mène à l’appartement et qui va prendre toute son importance d’ici la fin du récit.

Ozu joue ici du symbolisme : à l’image du couple vedette, le pays déchiré ne peut retrouver l’harmonie qu’après bien des souffrances et en faisant fi de sa fierté. Et l’avenir, le dernier plan le souligne, repose sur les enfants. De film en film, Ozu maîtrise de mieux en mieux ses sujets, leur donne une portée qui va au-delà de la simple histoire racontée, créant la mélancolie et l’émotion.

Les Sœurs Munakata

On retrouve Kinuyo Tanaka dans Les Sœurs Munakata pour lequel Ozu convoque les deux visages du Japon : le moderne, incarné par la sœur cadette (Hideko Takamine), et le traditionaliste, porté par l’aînée (Kinuyo Tanaka). Là encore affleurent les meurtrissures de la guerre, avec un mari sans emploi et alcoolique.

Tout commence par une séparation, avec la mort annoncée du père (Chishu Ryu) qui reste dans l’ordre du possible. Comme si une épée de Damoclès pesait sur la destinée de cette famille. L’apparition du père, qu’on verra peu dans Les Sœurs Munakata, est l’occasion pour Ozu de nous offrir un très beau plan magnifiant la profondeur de champ — le film en compte plusieurs de la sorte.

Les Sœurs Munakata

Une fois de plus, les femmes tiennent les rôles principaux. Une fois de plus, les hommes sont veules, timorés, violents. Aucune des deux tendances que prennent les sœurs — l’abnégation pour l’une, l’excentricité à l’américaine pour l’autre — ne sont ici privilégiées, ce que, dans son commentaire toujours instructif, Jean-Michel Frodon résume ainsi par les termes de « non-conformité des Japonais ». Le pays offre plusieurs visages sans qu’il soit divisé, le critique et historien poussant même l’analyse jusqu’à évoquer, dans une séquence de champ/contrechamp dans laquelle les traits des deux sœurs se superposent, la possibilité qu’elles soient « la même personne à deux visages ».

Dernier caprice

Seul film en couleurs de cette sélection, Dernier caprice présente une fois de plus une image paternelle avec un père qui, ici, s’avère encombrant. Surtout pour une de ses filles qui voit d’un mauvais œil son père mener une double vie et ne cesser de se rendre auprès de son ancienne maîtresse. Pour les jeunes Japonais de ce film, le père devient gênant. À sa disparition, les femmes de la famille pourront disposer d’elles-mêmes sans sacrifier aux traditions. Et même s’il est dit que « les vieux meurent, les jeunes les remplacent », le Japon de ce début d’années soixante n’est plus décidé à suivre le vieil ordre établi.

Dernier caprice

Dans ce film qui sera son avant-dernier — il signera encore Le Goût du saké en 1962 —, Ozu nous offre encore quelques plans sublimes, tel celui de la procession sur un pont, et joue de malice en représentant le bon sens paysan qui font des corbeaux un signe de mort.

Du cinéma muet à la couleur, du Japon des années trente à celui qui se reconstruit, en passant par l’étape du pays meurtri par la guerre, Ozu illustre parfaitement l’histoire d’une nation et, artistiquement, ses influences aussi. 

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Blu-ray de six films de Yasujirō Ozu, sorti par Carlotta Films le 19 mars 2024.

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