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Eiger Sanction Firefox
Réalisateur éclectique, Clint Eastwood se sera essayé à de nombreux genres (polar, western, thriller, guerre, melo…) pour à chaque fois en manœuvrer les codes afin de créer des récits travaillés par des questionnements plus problématiques et complexes que le schéma narratif auxquels ils semblaient assujettis. Autrement dit, le cinéaste offre à ses films un horizon plus large (comme le cinémascope ouvre le champ de certains de ses plans) où humanisme, justice et héroïsme sont mis à l’épreuve du mythe. Ses westerns ne sont ainsi pas seulement l’histoire d’une vengeance mais impliquent également de s’interroger sur ce qui fonde une communauté voire comment la refonder. Les thrillers
Les Pleins pouvoirs et Jugé coupable ne sont pas seulement la recherche d’une vérité à révéler, à faire éclater, mais la propre vérité de l’investigateur devant renouer avec le fil ténu de son existence.

Cette volonté d’ouverture narrative, il l’exporte ainsi dans le genre implicitement cloisonné qu’est le film d’espionnage où il s’agit généralement de dérober/sauvegarder des petits secrets entre ennemis (et parfois sauver le monde de mégalomanes diaboliques mais James Bond demeure une facette outrancière). Avec La Sanction puis Firefox, l’arme absolue, Eastwood aborde donc les rivages du spy flick en y injectant sa sensibilité particulière de sorte que ces deux films peuvent générer une certaine déception si l’on se borne uniquement à un cahier des charges respectant sans emphase certains passages obligés. Dans ces deux films, le suspense tient moins à la réussite de la mission (sanctionner des agents ennemis ; voler un prototype d’avion supersonique) qu’à la résolution de la crise identitaire secouant le personnage principal incarné par Eastwood. Au fond, cette identité à définir, à masquer, est ce qui rythme en creux ces récits d’espionnage où les agents passent d’un alias à un autre pour brouiller les pistes mais qui surtout perturbe leur psyché. Finalement, le réalisateur en revient à l’essence du genre alors qu’il semblait en formaliser un contrepoint. Et bien avant les circonvolutions mémorielles de Jason Bourne, Eastwood produit deux beaux spectacles sur le délitement et le vacillement d’une personnalité contrainte de se reformer, voire de se réformer.

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Professeur d’art à l’université, Jonathan Hemlock est aussi collectionneur à ses heures et finance cet onéreuse passion en effectuant quelques menus travaux pour une officine gouvernementale consistant en sanctionnant des cibles. Un tueur très spécial désormais retiré de ces affaires sanglantes mais qui va être ramené dans le giron de cet obscure agence afin d’éliminer les responsables du meurtre d’un agent pour lui dérober un précieux microfilm. Le film débute très classiquement par cette séquence inaugurale d’exécution à la teinte grisâtre et à l’ambiance suspicieuse. Mais Eastwood va rapidement dériver de ces rails pour tracer son propre sillon et ce dès la scène suivante présentant Hemlock (Eastwood, donc) dans son environnement universitaire. Il s’oppose à toute forme d’autorité (il congédie sans ménagement l’émissaire de Dragon, le directeur des opérations) tout en acceptant d’étudier sa proposition, attiré par la perspective offerte d’acquérir un Pissaro et bénéficier de la tranquilité du fisc. Il accepte donc ce qu’il considère sa dernière mission comme pour solde de tout compte. Cependant, Hemlock va être amené à étendre son action et sa propre remise en question. Pour ce faire, Eastwood va articuler son récit en trois mondes comme autant d’états de conscience de l’espion amateur d’art.
Tout d’abord, toute la première partie va ainsi confronter deux conceptions, le goût esthétique d’Hemlock s’agrégeant à ses pulsions destructrices que ces sanctions lui permettent d’assouvir conjointement. Graphiquement, cette association antinomique est figurée à l’écran par la formalisation de véritables tableaux baroques et pop ors des entrevue d’Hemlock dans l’antre de Dragon.

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Justifié par sa nature albinos de Dragon ne supportant aucune source de lumière, la pièce pulse d’un éclairage rougeâtre (la couleur du sang dont a littéralement besoin Dragon pour vivre mais également pour faire vivre sa corporation) et l’ombre dans laquelle se love Hemlock (comme pour échapper à la détection du monstre des lieux). Avec cet éclairage rouge, les pays tracés sur une carte affichée au mur semblent former d’intrigantes taches d’un test de Rorschach.
Ces deux rencontres entre les deux hommes engendrent deux véritables peintures surréalistes rappelant le
Suspiria d’Argento, qui se voient entrecoupées de la scène montrant la première sanction exécutée par Hemlock qui excelle donc également dans l’art de tuer.
Une dichotomie dangereuse dans ce qu’elle brouille l’appréciation que le professeur peut avoir de ses propres actions (après tout, ce n’est qu’un job lucratif lui permettant de s’entourer de beautés encadrées) va donc être progressivement transfigurée par le passage dans les deux mondes-tableaux suivants. Car plus que la dernière cible à déterminer, La Sanction s’articule surtout autour du combat d’un homme pour renouer avec son humanité, ses valeurs que l’art de la manipulation perpétuelle contribue à dissoudre.

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Entre Jemima Brown, la fausse hôtesse de l’air noire agissant pour le compte de Dragon et ce dernier lui-même ne divulguant pas tous les tenants et aboutissants, Hemlock se voit balloté entre trahisons et désinformations biaisant d’emblée sa mission. Et s’il accepte finalement malgré sa détermination à se détourner définitivement de l’agence, c’est parce que son commanditaire parvient à faire vibrer sa corde sensible. D’une part en lui révélant que l’homme tué pour le microfilm était un de ses amis et d’autre part que son assassin, pour l’instant inconnu, doit effectuer la dangereuse ascension du mont Eiger, une escalade tentée par deux fois sans succès par Hemlock, ce qui confère à sa mission un double défi puisque l’amenant à se confronter à son passé. Une proposition qui se voit redoublée puisque pour s’entraîner et retrouver la forme, Hemlock va effectuer un séjour en Arizona dans le centre tenu par son vieil ami Ben Bowman.
Après la perdition dans dans un monde de la dissimulation où règnent l’opacité et l’ombre, Hemlock débarque dans un monde-tableau où paysages et caractères sont parfaitement délimités.et d’une première partie confinée dans des lieux étroits, on passe aux grands espaces de l’ouest où les personnalités se définissent et s’inscrivent en rapport aux reliefs arpentés.

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En s’attardant sur cette partie, Eastwood instaure une mise à l’épreuve du film d’espionnage par le western et offre en même temps une respiration au récit (moins de tension, échanges cordiaux et détendus) et à son héros dont la multiplication des efforts pour suivre la métisse indienne qui lui sert de coach l’amènent sur la voie d’un état d’esprit libéré de toute confusion. Ici, quand on a un problème, on le règle face à face avec les poings. Les rapports sont plus francs et ceux unissant Hemlock et Bowman sont empreints d’une franche amitié s’exprimant par les amabilités qu’ils s’échangent (renvoyant à l’affection comparable unissant Walt Kowalski et son ami coiffeur rital dans
Gran Torino) . Tout est plus simple. Mais cet environnement aride est toutefois teinté d’une violence tout aussi sèche qui rappelle les contingences auxquelles Hemlock est soumis. Même dans un espace à l’horizon à perte de vue, il ne peut encore totalement s’affranchir de ses obligations qui accentuent les difficultés de sa réelle ascension.

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Après ce détour, Hemlock est fin prêt pour rejoindre la Suisse et s’intégrer au groupe d’alpinistes internationaux rassemblés pour gravir le mont Eiger. Problème, l’identité du mystérieux alpiniste demeure indéterminée. Une indistinction qui caractérisera ce troisième monde-tableau et symbolisée par la neutralité de la Suisse. Ici, le groupe de grimpeurs fait fi des différences de nationalité pour s’accorder sur l’essentiel, les capacités de chacun à escalader ce roc. De la même manière, l’environnement minéral et neigeux renforce l’indiscernabilité généralisée qui définira l’action toute entière de la périlleuse montée. Dans ces conditions extrêmes, impossible de se reposer sur ses certitudes : la main tendue est-elle destinée à secourir ou à tuer ?

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Au sein du quatuor d’alpinistes, Hemlock n’a d’autre choix que de se raccrocher à ce qui le défini au plus profond de lui; son humanisme, sa volonté d’aider son camarade en difficulté quelquesoit son statut supposé. Là-haut, les étiquettes (ami, ennemi, rival, espion) n’ont plus d’importance, les inimités n’ont plus cours. Et alors que les éléments et les évènements s’enchaînent, précipitant leur chute, seule compte la survie.

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Le parcours physique et psychologique d’Hemlock est presque achevé, ne reste plus qu’une épreuve, l’ultime, la question de confiance envers son ami en qui, entre deux étourdissements, il a reconnu les caractéristiques du félon recherché. Ainsi, l’épuisement final d’Hemlock suspendu au bout de sa corde confine à une forme d’extase. Un état second où, soustrait au monde sensible, il accepte de faire le grand saut dans la foi, aussi bien littéralement que métaphoriquement, puisque pour être secouru, il devra sectionner le fil qui le retient à la montagne. Soit un véritable lâcher prise, condition nécessaire pour un nouveau départ avec la belle Jemima et hors de l’emprise du Dragon.

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Firefox, l’arme absolue lui va encore plus loin en matière d’abstraction pure et totale. D’autant plus surprenant que le titre et le visuel de l’affiche laissent clairement penser à un actionner sur fond de Guerre Froide. Ce qu’Eastwood n’envisagera que du bout de la caméra puisque même lors du climax, qui pourrait relever de cette intention fantasmée avec le duel entre le pilote américain et russe, il évite toute spectacularisation de l’affrontement, différant même le plus possible l’échéance inévitable. Ce n’est pas du Top Gun avant l’heure.
De là vient peut être, sans doute, l’appréciation mitigée voire déçue de ce film. Pourtant, le cinéaste ne cache pas son intention initiale, l’affichant même de façon éclatante dès la première séquence montrant un homme effectuant son footing dans la nature sauvage lorsqu’un hélicoptère apparu dans le champ provoque une certaine inquiétude pour ne pas dire peur. A sa vue, il accélère sa course pour se précipiter dans son chalet afin de s’emparer d’une arme de guerre et la pointer, la panique se lisant sur son visage. En quelques plans, Eastwood a déjà donné bon nombre d’informations muettes sur son personnage que l’on devine hanté par un traumatisme guerrier ravivé par cet hélicoptère (le viet-nam ?). C’est ça le super crack que l’on vient dépêcher de sa retraite ? Dès lors, la mission qui lui sera confiée (s’infiltrer en Union Soviétique pour y dérober leur nouveau joujou indétectable au radar et actionable par la simple pensée) n’aura strictement aucune importance si ce n’est à donner du relief au parcours intime de son personnage.

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La fragilité qui l’enserre est un des nombreux masques dont il devra se débarrasser au fur et à mesure de sa progression pour retrouver son identité. En effet, si Eastwood parvient à jouer habilement du suspense lié au jeu du chat et de la souris entre Mitchell Gant, les espions chargés de l’aider et les agents du KGB, ce qui l’intéresse est l’évolution de son pilote d’élite qui sera complètement balloté par les différents intervenants orientant l’opération. Gant n’aura que très peu d’emprise sur les évènements qu’il traversera assez passivement. Au passage, il adoptera toutes les identités nécessaires pour atteindre sa destination sans jamais remettre en cause ce qu’on lui impose.
D’un travestissement à un autre (que cela concerne les situations auxquelles il participe comme son apparence propre), il éprouvera les pires difficultés à se définir, à s’imposer. Jusqu’à ce qu’il revête le casque du pilote du Firefox.

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Des accoutrements différents comme autant d’étapes nécessaires afin de recouvrer tous ses moyens et ses esprits. De retour dans son élément, le cockpit de l’appareil furtif, il redevient ainsi capable de penser et agir par lui-même, il retrouve une autonomie jusqu’à présent refusée. Mais sa transformation n’est que partielle comme l’atteste la visière sombre recouvrant son casque.
Ce n’est qu’en vol et une fois qu’il aura véritablement pris les commandes qu’il remontera cette visière et retrouvera un visage. Et ce n’est plus le même que celui montré initialement. Ici, la confiance en lui-même et ses capacités se lit sans ambages. Il maîtrise enfin et de nouveau son destin.

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Alors, effectivement, le programme adopté par
La Sanction et Firefox peut surprendre en refusant de s’abandonner complètement au genre, en en subvertissant les us et coutumes. Mais Eastwood livre quelquechose de plus appréciable encore. Sous couvert de films d’espionnage, et par le biais ici de destins individuels, Eastwood traitera finalement de ce qui forge l’identité américaine tout en maintenant un caractère ambivalent (un doute persiste sur le fait qu’Hemlock s’est peut être débarrassé des trois autres alpinistes pour être sûr d’éliminer le traître ; Gant retrouve consistance dans l’avion ennemi en pensant en russe), thématique qui infuse finalement toute son œuvre.

Nicolas Zugasti


THE EIGER SANCTION

Réalisateur : Clint Eastwood
Scénario : Hal Dresner & Warren Murphy d’après un roman de Rod Whitaker
Interprètes : Clint Eastwood, George Kennedy, Vonetta McGee, Jack Cassidy, Thayer David …
Photo : Franck Stanley & William N. Clark
Montage : Ferris Webster
Musique : John Williams
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h03
Sortie française : 16 juillet 1975


FIREFOX

Réalisateur : Clint Eastwood
Scénario : Alex Lasker & Wendell Wellman
Interprètes : Clint Eastwood, Freddie Jones, David Huffman, Warren Clarke, Ronald Lacey …
Photo : Bruce Surtee
Montage : Ron Spang & Ferris Webster
Musique : Maurice Jarre
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h16

Sortie française : 15 décembre 1982

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