« Attention. Qui que vous soyez, attention. Cette fréquence est exclusivement réservée aux urgences.
Sans blague ! Et vous croyez que j’appelle pour commander une pizza ! »
Si je devais résumer le cinéma de John McTiernan à une réplique, ou plutôt deux, j’opterais probablement pour celles-ci, tirées de Piège de cristal. Elles synthétisent en effet parfaitement la problématique sous-jacente à tous ses films sans exception depuis Nomads, à savoir un dialogue de sourd entre deux individus, deux partis, deux mondes totalement étrangers l’un à l’autre. Mondes qui non seulement ne parlent pas la même langue mais plus encore le même langage et qui devront en conséquence s’observer, s’écouter au-delà des mots (car le sens de ces derniers importe bien moins que la façon dont ils sont déclamés), épouser les mimiques de chacun pour pouvoir ainsi nouer un dialogue aux allures de confrontation tant physique qu’intellectuelle. Confrontation qui permettra soit de survivre (voire de fusionner comme l’atteste la scène finale de Nomads qui nous révèle un Jean Charles Pommier (Pierce Brosnan) devenu, au prix de sa vie, un de ces nomades qu’il traquait si farouchement), soit de vivre en harmonie (Marko Ramius (Sean Connery) et Jack Ryan (Alec Baldwin) discutant paisiblement lors des dernières minutes d’A la poursuite d’Octobre Rouge) … ou presque, si l’on se réfère à ce que dit Catherine Banning (Rene Russo) à Thomas Crown (Brosnan), tout en l’embrassant, à la fin du film éponyme : « Je te préviens. Tu me refais un coup pareil, je te promets que je te pète les deux bras. ».
Les films de McT sont donc comme un ballet auquel les personnages doivent s’adonner. Une danse des corps pour mieux assimiler la scène, l’univers de l’antagoniste. Mais aussi une danse de séduction car il ne s’agit pas seulement de se fondre dans une jungle, une tour ou un musée par exemple mais de les posséder et de les utiliser à l’insu de l’ennemi. Et ce, afin de l’approcher, l’apprivoiser et détourner son regard pour mieux donner l’estocade finale.
Et qui dit danse, dit musique.
Rares sont les réalisateurs à savoir réellement jouer de l’interaction entre la musique (et les chansons) et les images d’un film. David Lynch ou Michael Mann, pour n’en citer que deux, sont de ceux-là. McT également. Mais à l’inverse de ses pairs, sa musicalité n’est ni émotionnelle, ni atmosphérique, mais donc chorégraphique. Elle est un mélange subtil et précis entre la musique et la voix d’un côté et le geste, celui des corps et celui de sa caméra, de l’autre.
Cette idée d’un langage universel (car c’est de ça dont il s’agit en fin de compte) qui existerait au delà du parler et de ses limites apparaît dès le premier long métrage de McT, Nomads, qui se situe à Los Angeles. Dans cette mégapole où la plupart des individus sont des étrangers de souche, la langue de chacun diffère selon ses origines. Française pour Pommier et sa femme, américaine pour le docteur Flax (Lesley-Anne Down) et musicale (un rock typique des années 80 composé par Bill Conti et Ted Nugent) pour le peuple invisible et meurtrier de nomades hantant les rues de la ville. Ces derniers ne parlant jamais, cette musique est une véritable composante de leur mode de communication, l’autre étant le mouvement inhérent à leur condition et son corollaire, la danse. Ainsi, lorsque après de longues heures de filature, Pommier parvient enfin à les approcher de suffisamment près pour les photographier, un des membres féminins se met à danser de façon tout à la fois agressive et lascive pour lui et son objectif. Le contact est fait. Et si Pommier peut les voir, eux aussi peuvent vraiment le voir maintenant. Il n’est plus un habitant comme un autre, insignifiant, juste bon à satisfaire leurs pulsions. Il est un corps et un esprit qu’ils vont pouvoir posséder.
Avec son film suivant, Predator, McT pousse ces considérations et expérimentations plus loin. L’ennemi étant une fois de plus invisible, se contenter d’écouter et d’observer, dans la même posture passive que Pommier, ne peut mener ici aussi qu’à la mort. Nombreux sont les plans, dans les deux premiers tiers du film, où le commando, l’oreille aux aguets, scrute la jungle (et la musique d’Alan Silvestri de se faire la voix mystérieuse, sourde et oppressante de cette dernière). Ce qui n’empêche nullement le massacre de chacun des membres. Car il s’agira, pour survivre, d’entrer dans le jeu ou plutôt dans la danse, de marcher dans les pas de l’autre et d’oser la confrontation. Ainsi, dans son troisième acte, à l’image du major Dutch Schaeffer (Arnold Schwarzenegger), le film se défait de tout le superficiel (le commando, les sous intrigues et les dialogues) pour dépasser son statut en ne gardant que l’image brute, la musique et cette idée de combat entre deux êtres. Et tout le ballet militaire chorégraphié auquel se livraient Dutch et ses hommes dans leur façon de se mouvoir, d’appréhender la jungle et de s’exprimer par signes (et que McT avait admirablement mis en scène à travers les mouvements fluides de sa caméra, les changements réguliers de point de focalisation au sein de mêmes plans et l’utilisation constante de la musique comme une chape sonore à la fois angoissante et martiale) d’être ramené lui aussi à sa plus simple expression, une danse tribale d’approche et de séduction via tout un jeu autour du mimétisme entre Dutch et l’extra-terrestre.
Et si Piège de cristal reprendra bien des éléments à Predator et transformera l’essai, c’est surtout A La Poursuite d’Octobre Rouge qui prolongera cette notion de danse à tout un long métrage. Le film tourne en effet autour (aussi bien au sens littéral que métaphorique) d’un sous-marin russe doté d’une propulsion révolutionnaire qui le rend quasiment invisible car silencieux, détourné par son capitaine pour d’obscures raisons. Nous retrouvons donc d’emblée, dans les prémices du scénario, cette idée d’un monde où l’œil ne servant strictement à rien car incapable de percevoir la réalité des choses, la seule façon de détecter la présence de l’autre réside essentiellement dans sa signature sonore voire musicale. Ainsi, lors d’une scène, une torpille est identifiée comme russe et non pas américaine au son qu’elle émet en frôlant l’Octobre Rouge. Mais c’est surtout la communion spirituelle et idéologique au-delà de la langue et de la culture et mise en scène via l’interaction entre l’image et la musique qui va se dégager du film et ce, dès son générique de début. Le superbe hymne composé pour l’occasion par Basil Poledouris rapproche immédiatement les deux personnages principaux que sont Ramius et Ryan à leur insu, chacun évoluant encore dans sa partie du monde. La musique unifie leurs scènes en rendant le montage plus fluide et apporte un double sens qu’elles n’auraient pas sans elle. A savoir que non seulement Ramius et Ryan vont être amené à se rencontrer donc mais qu’ils partagent déjà un même regard, une même philosophie sur la vie (au point que Ryan sera le seul a découvrir le but caché derrière les agissements de Ramius) puisqu’ils partagent le même hymne et non deux thèmes ou motifs différents.
Cette communion des esprits par l’image et la musique est reprise lors de la scène d’Yvan le fou (manœuvre russe consistant à faire tourner un sous-marin sur lui-même pour vérifier qu’il n’est pas suivi). Tandis que l’Octobre Rouge effectue lentement un tour complet, le Dallas (sous-marin américain) stoppe ses machines pour ne pas se faire repérer et se laisse glisser. Les deux vaisseaux semblent ainsi se déplacer l’un autour de l’autre comme dans une danse justement, tandis qu’à l’intérieur, Ramius et son second Vassili (Sam Neill) dissertent sur ce qu’ils attendent de l’Amérique. Par le rythme lent de la scène et de la musique, la suspension de temps qu’elles distillent, la fluidité des mouvements de caméra et du montage, les deux équipages semblent alors n’en faire plus qu’un et écouter les deux hommes. Tout le travail de McT tend donc à continuellement vouloir rapprocher russes et américains, à abolir les frontières géopolitiques et à faire des équipages de l’Octobre Rouge et du Dallas qu’un seul et même groupe ethnique. Ce qui adviendra lors de leur rencontre physique véritable, transformant la confrontation finale jusque là de mise dans les précédents films de McT en dialogue. Russes et américains sont alignés face à face comme lors d’un bal, chacun attendant que l’autre ouvre la danse, les lumières clignotantes de l’Octobre Rouge achevant l’illusion. Et c’est encore bien avant le langage le mimétisme qui va désamorcer la situation, Ryan faisant comprendre à l’un des membres de l’équipage russe en train de fumer qu’il aimerait lui aussi une cigarette et ce, même s’il ne fume pas. Il ne peut alors s’empêcher de tousser lors de sa première inhalation, ce qui a pour effet de faire sourire les russes. La glace est ainsi rompue et le dialogue peut alors commencer.
Medicine Man, que McT réalise peu après, participe également de ces mêmes deux principes de mise en scène. Ainsi, son générique de début est un chef d’œuvre d’introduction, une vraie leçon de cinéma, tout en mouvement, celui à la fois du docteur Rae Crane (Lorraine Braco) depuis un avion de ligne pour rejoindre le botaniste Robert Campbell (Sean Connery) au fin fond de la jungle amazonienne, et celui de la caméra qui la suit ou la devance. En à peine cinq minutes exemplaires que la musique tantôt allègre, tantôt dramatique, de Jerry Goldsmith se charge d’unir, McT décline sans en avoir l’air, au travers de plans subtils, tous les renseignements et les enjeux du film nécessaires à son bon déroulement (noms et statuts des personnages et de la compagnie qui emploie le docteur Crane, le but de sa mission, l’incongruité de sa présence en ces lieux, sa difficulté à rejoindre Campbell dans un endroit aussi éloigné via divers moyens de transport, le climat constamment changeant, la déforestation). Plus tard, une montée dans les arbres pour atteindre une fleur porteuse d’éléments pouvant amener à la guérison du cancer devient une danse amoureuse entre les deux personnages, flottant et glissant littéralement dans les airs sur un morceau romantique à souhait de Goldsmith tout en violons suaves (l’un des plus beaux qu’il ait jamais composé). Crane succombera d’ailleurs au charme de la situation et de l’homme et accordera à Campbell ce qu’il désire, un peu de temps : «Vous avez gagné. Je vous donne une semaine. ».
Les notions de fluidité, de chorégraphie et de danse interpellent donc plus que jamais McT, au point d’en avoir définitivement fait les éléments constitutifs centraux de son langage cinématographique. Une journée en enfer, dans sa comparaison avec le premier opus des mésaventures de John McClane, permet de mesurer tout ce chemin parcouru. Film faussement chaotique, une scène est particulièrement significative lorsqu’on la met en parallèle avec son équivalent dans Piège de cristal. Il s’agit de celle de l’ouverture des coffres. Le classicisme posé de la neuvième symphonie de Beethoven du premier opus est remplacé ici par la marche militaire « When Johnny Comes Marching Home » (précédemment utilisée dans le film de Stanley Kubrick, Docteur Folamour), réorchestré comme pour la neuvième par le grand Michael Kamen. Face au statisme, aux gestes mesurés, suaves et presque félins de Hans Gruber (Alan Rickman), c’est encore une fois une danse qui naît dans le brouhaha, la sueur, la violence et la mort que nous livre ici McT.
Mais c’est avec Thomas Crown que cette conception chorégraphique de la mise en scène atteint son point culminant, véritable chef d’œuvre de maîtrise de la première à la dernière minute que l’on pourrait presque qualifier dans son approche de comédie musicale où les protagonistes ne chanteraient pas. Si tout le film repose une fois encore sur l’interaction entre le mouvement des personnages et de la caméra et le son, les multiples accents des différents protagonistes et la musique, cette dernière dicte ici plus que jamais ces mouvements et l’action. Le générique annonce d’ailleurs une fois encore la couleur. La musique de Bill Conti avec ses notes interprétées au piano et son rythme enjoué, les lettres composant les noms des acteurs et les joutes verbales entre Crown et sa psychiatre (Faye Dunaway) se tournent autour et se mêlent comme lors d’une danse. Une danse de séduction autour des faux semblants qui annonce celle que vont effectuer les deux personnages principaux (Crown et Banning) mais aussi celle que Crown va jouer pour subtiliser un tableau (qui n’est pas forcément celui que l’on croit).
Par son caractère léger, élégant, sophistiqué et en même temps alerte et espiègle, ce thème principal personnifie à merveille le personnage même de Crown, riche célibataire désabusé que la vie et les gens ennuient et pour qui tout n’est que jeu. Mais une fois le générique passé, à l’image de Crown qui sait cacher son jeu et n’est jamais celui que l’on croit, la musique opère alors un virage à 180°, ne cessant de changer de tempo et de style et de ralentir, accélérer ou suspendre l’action avec maestria au gré des péripéties que rencontrent trois braqueurs pour s’introduire dans le Metropolitan Museum de New York en pleine journée, tandis qu’il y a foule. Cette tentative de vol s’achèvera sur un retournement de situation et la chanson de Nina Simone « Sinnerman » dont l’étonnante instrumentation combinant à la fois le jazz et le flamenco (piano, guitares électriques, claquements de pieds et de mains) a su influencer et guider Conti tout au long du film. Mais cette chanson n’intervient pas de façon maladroite et abrupte après la composition de Conti mais de façon pensée, suite au signal d’incendie que déclenche le gardien en chef du musée et qui rompt ainsi la continuité sonore (une façon ingénieuse de faire et que beaucoup de réalisateurs américains sont encore incapables, alignant les morceaux musicaux et les chansons sans cohésion aucune).
La seconde scène d’intrusion dans le musée, qui intervient à la fin, utilisera à nouveau la chanson mais de façon plus complète et parfaite, chaque image, chaque sens derrière l’image étant dictés par les circonvolutions de la voix de Nina Simone jusque dans la révélation finale de la supercherie. Ce n’est pas pour rien qu’au moment de commencer la scène, Crown fait un tour sur lui-même, sachant qu’il est filmé et lance un « Attention, la partie commence. ». La chanson débute alors et il convient ici d’en écouter attentivement les paroles. Elles retranscrivent un dialogue de sourd, celui d’un pêcheur qui s’adresse à Dieu et que Dieu envoie au Diable. Et Crown (et McT avec lui qui, à l’image de son personnage, se jouait du système hollywoodien en le minant de l’intérieur, livrant des films aux allures de blockbusters d’une rare intelligence) de tout envoyer au diable et non au Diable, s’amusant de la crédulité des gens qui les entourent.
Le film s’achève sur Crown et Banning enfin unis s’envolant vers d’autres cieux. Tout commence et se finit souvent dans un avion, un hélicoptère voire un aéroport chez McT. Pourquoi ? Peut-être parce que ses personnages sont des êtres sans cesse en transit, géographiquement mais surtout émotionnellement. Et qu’au dessus des eaux, sans repère, sans appartenance, sans cette identité que la société impose, mais toujours dans la mouvance, ils peuvent se laisser aller à révéler leur vrai moi, leurs peurs les plus secrètes même et se retrouver enfin heureux et libres. Le statisme signifiant la mort chez McT, aller de l’avant, toujours, est la seule solution pour survivre.
Philippe Sartorelli