Petit nouveau dans le domaine de l’édition vidéo, Badlands (extension du magazine ciné en ligne 1Kult) signe et soigne son arrivée avec un joli coup éditorial en proposant dans une remarquable édition le moyen-métrage de Lucile Hadzihalilovic, La Bouche de Jean-Pierre. Un film présenté à Cannes en 1996, sorti confidentiellement en salles en 1997 et qui fit surtout parler de lui par le biais des festivals qui le sélectionnèrent.
D’une durée de quarante-huit minutes, le film préfigure le style de la réalisatrice qui éclatera avec le dérangeant Innocence (2004). La Bouche de Jean-Pierre est une œuvre singulière, grinçante qui ne ménage pas ses efforts pour rendre la position du spectateur particulièrement inconfortable face à l’ambiance délétère qui se dégage, l’oppression qui nous étreint et l’horreur qui nous saisit à mesure que la menace prédatrice de Jean-Pierre se fait plus pressante.
La réalisatrice belge est la fidèle collaboratrice de Gaspar Noé. Et si ce dernier s’occupe de la caméra pour le film de sa consœur, ce n’est pas un hasard, les deux cinéastes ne faisant ainsi que poursuivre leur étroite collaboration entamée avec Carne et Seul contre tous, les deux premières œuvres de Noé que Lucile a monté et qui encadrent chronologiquement La Bouche de Jean-Pierre. D’ailleurs, l’univers du film de Lucile Hadzihalilovic est une extension de celui de Noé, certes moins rugueux mais pas moins percutant, tant l’on retrouve des similitudes thématiques, stylistiques, esthétiques. On baigne dans une atmosphère et une France rance, à la xénophobie sourde, où il semble quasiment impossible pour des êtres esseulés, perdus, de s’en sortir qu’en employant des moyens radicaux. Pas d’équarrissage chez Hadzihalilovic mais la voie empruntée par la petite Mimi est tout aussi désespérément violente. Mimi a assisté à la tentative de suicide de sa mère éconduite par son amant (de passage ?) et va être recueillie par la sœur de celle-ci. Une tante qui l’accueille à son domicile et où vit sporadiquement son Jean-Pierre chéri. Un environnement pas vraiment adapté à l’évolution sereine d’une enfant de 11 ans car elle va être parquée dans l’entrée de l’appartement, une couche dans le vestibule dont un rideau tiré figurera le quatrième mur et d’où elle verra dès la première nuit les ébats de Jean-Pierre et sa tante.
Passionné par le cinéma d’horreur italien, Lucile Hadzihalilovic en répercutera les influences chromatiques en jouant l’opposition entre deux couleurs primaires, le jaune et le vert. Mimi est ainsi affublée d’un pull jaune et sera sans cesse entourée, enserrée, par la couleur verte d’objets, de plantes, de la chemise de Jean-Pierre, jusqu’à la teinte que prendront certains plans au plus fort de la pression sur Mimi. Car Jean-Pierre aimerait se montrer plus gentil que la moyenne avec elle. Mais plus qu’un film prenant pour sujet la pédophilie, La Bouche de Jean-Pierre traite surtout de la perte de l’innocence, de la reproductivité des comportements déviants observés. La réalisatrice traduit ainsi par l’image (des plans similaires impliquant la mère ou sa fille semblent se répondre du moins se faire écho) ces moments importants dans la vie de la gamine désormais quasiment livrée à elle-même et au désespoir de ne pas revoir de sitôt sa mère toujours hospitalisée. Pas de mouvements amples ou alambiqués de la caméra mais des choix de cadres et leur composition particulièrement appropriés pour figurer l’enfermement progressif et la dénaturation de la petite fille (aucune échappatoire possible : aucun plan en extérieur et le refuge dans l’appartement du voisin fera long feu). Le travail sur le son est tout aussi primordial pour instiller ce cloisonnement dans la terreur (presque ordinaire vu le lieu d’action) mais c’est définitivement l’usage du scope qui entérine la claustrophobie ambiante. Avec un cadre aussi inhabituellement élargi et par la multiplication des cadres dans le cadre, Lucile Hadzihalilovic nous fait vraiment ressentir intensément cette sensation d’oppression tenaillant Mimi. Avec en point d’orgue la séquence de « séduction » où Jean-Pierre s’approche puis s’assoit auprès de Mimi en train de jouer avec ses poupées sur le canapé. Comme lors de la séquence de viol d’Irréversible, nous voici totalement impuissant. Et même si Hadzihalilovic n’est pas aussi démonstrative, il n’en reste pas moins que la latence avive les spéculations les plus folles et horribles. De ce moment tant redouté mais que nous savions inéluctable, c’est dans le film que l’on commence à entrevoir dans sa tête que réside le pire.
Perturbant, La Bouche de Jean-Pierre l’est assurément mais toujours à propos, toujours à bon escient, avec la ferme intention de secouer son public. Une œuvre qui se faisait rare et que Badlands nous offre enfin à voir.
Longtemps invisible, le film persistera pourtant dans les mémoires cinphiles par sa réputation et les témoignages des passionnés l’ayant visionné et en étant durablement impressionné. Des paroles d’aficionados qui constituent le module « Les amis de Jean-Pierre » où des cinéastes et des critiques livrent leurs impressions et réflexions. Un bonus qui aurait gagné à être plus concis, pour faire la fine bouche, et où parmi les intervenants (Douglas Buck, Nicolas Boukhrief, Stéphane Derdérian, Hélène Cattet et Bruno Forzani le duo responsable du giallesque Amer, etc) Christophe Gans se taille la part du lion avec son acuité réflexive toujours intacte et passionnante. Autre module tout aussi intéressant, « Les Souvenirs de Jean-Pierre » donne la parole aux concepteurs du film, la réalisatrice, Gaspar Noé, le directeur photo Dominique Colin et les acteurs (Sandra Sammartino qui a bien grandi, Denise Schropfer, Michel Trillot) qui reviennent sur l’expérience à tous points de vue qu’a été sa confection. Ultime bonus, Badlands pare cette édition du court-métrage Good Boys Use Condoms commandé par Canal + à l’époque pour figurer au sein d’une collection d’œuvres illustrant une campagne institutionnelle pour l’utilisation du préservatif.
Enfin, est joint sous forme de livret de quarante pages l’intégralité du scénario original dont la lecture très instructive permet de mesurer l’écart avec le produit fini, de voir les légères bifurcations et changements de focalisations éprouvés par le tournage sans que la puissance du récit ne soit altéré. Bien au contraire.
En somme, du bien bel ouvrage.
Nicolas Zugasti
La Bouche de Jean-Pierre est édité par Badlands et disponible en DVD depuis le 11 mars 2013
Pingback: « Conjuring : Les dossiers Warren » de James Wan |