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Enfin, a-t-on envie de dire. Enfin est disponible la jusqu’alors introuvable Croisière jaune, épopée mythique s’il en est, un document commercialisé en 1934 qui retrace la fameuse expédition lancée en 1931 par André Citroën à travers l’Asie centrale. Un film que l’on avait pu voir, il y a de cela très longtemps, sur Canal et qui avait depuis disparu des radars. Un film que l’on retrouve, magnifique et restauré, dans un très beau coffret Carlotta qui contient le DVD, le Blu-ray et le livre L’aventure cinématographique de La croisière jaune qui compile les notes de voyage du cinéaste André Sauvage. Ajoutons les bonus, avec des courts-métrages du cinéaste et une version inédite de l’expédition, nourrie d’images écartées de La croisière jaune.

Après la croisière noire, précédente expédition Citroën menée en Afrique en 1924-25 — un film de Léon Poirier, qui retrace l’aventure, sort en 1926 —, le constructeur automobile confie aux mêmes Georges-Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil la tâche complexe de mener à bon port, de Beyrouth à Pékin, sept autochenilles. Dirigé par Victor Point, un autre groupe part de Chine pour les rejoindre. Du Liban à la Chine, le périple qui passe par Bagdad, Téhéran, la Khyber Pass, Kashgar, le Sin Kiang, la Mongolie et le désert de Gobi équivaut à quelque 13 000 km. Après Pékin, les Français rejoindront l’Indochine.

Ami de Desnos, des frères Prévert, de Jean Renoir, de Jean Cocteau et de Man Ray, le cinéaste André Sauvage s’était fait connaître par ses documentaires (La traversée du Grépon en 1924, Études sur Paris en 1928). En 1929, il ne parvient à achever un film, Pivoine, dans lequel joue Michel Simon. Et, en 1931, il s’engage dans le groupe Pamir de la Croisière jaune, dont il signe les images avec Léon Morizet tandis que Georges Specht tourne celles du groupe Chine. On raconte qu’au moment du montage définitif du film, Sauvage ne s’entendit pas avec Georges Le Fèvre et les commentaires de ce dernier, que Sauvage trouvait un brin nationalistes. On dit encore que Citroën pensait que, dans le premier montage réalisé par Sauvage, ses autos n’étaient pas assez mises en valeur. L’industriel rachète donc l’ensemble des droits du film et en confie un nouveau montage à Léon Poirier, déjà auteur de La croisière noire. Le film, tel qu’on le voit aujourd’hui, n’est donc pas dépourvu de ces fameux commentaires nationalistes qui prêtent à sourire aujourd’hui. On en trouve une trace, lors du passage à Bagdad. La caméra saisit des images de pauvreté. « Pourtant, déclare la voix-off, la silhouette du roi Fayçal, roi de l’Irak et maître de Bagdad, était celle d’un gentleman parfait. C’est qu’en réalité, rien ne résiste à l’œuvre du progrès et du temps ! »

Toutefois, un peu plus loin, alors que l’équipée parvient en Perse, le commentaire témoigne : « On retrouve deux choses qui, en France, ont tendance à disparaître : le képi et le sourire. » On peut donc être nationaliste et néanmoins persifleur.

Quelle magie réside dans ces images d’un autre siècle. À l’époque de la mondialisation, on a du mal à se rendre compte de la découverte par l’Occident de mondes et de peuples totalement inconnus du grand public. Pour nous, près d’un siècle après, le film montre les vestiges de ce qui n’est plus : on se promène dans la cité antique de Palmyre, en Syrie, aujourd’hui partiellement détruite par Daech. On admire les gigantesques Bouddhas de Bâmiyân, en Afghanistan, totalement anéantis par les talibans. On parcourt les rues de Shanghai, alors en pleine guerre sino-japonaise. Mais le Shanghai de cette époque n’a rien à voir avec la ville hyper-moderne d’aujourd’hui, de même que le Hong Kong que l’on découvre au détour d’une image ne ressemble pas du tout à la cité actuelle.

La croisière jaune est donc non seulement une invitation au voyage géographique, sur les traces de Marco-Polo et de la route de la soie, mais aussi au voyage dans le temps, à la découverte de beautés archéologiques, de lieux splendides et de populations disparues. Un autre exemple : lorsque l’expédition arrive devant les tombeaux des Ming, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Pékin, ceux-là semblent être installés en plein milieu d’un désert quand, aujourd’hui (du moins avant la pandémie), les cars de touristes, les vendeurs de colifichets en tous genres et les foules de visiteurs vous ramènent à la réalité pour vous signifier que vous êtes à l’entrée d’une vaste mégalopole.

Images donc d’une autre époque, d’une époque où l’on ne se soucie pas — ou moins qu’aujourd’hui — de ce qu’il convient ou pas de montrer. C’est ainsi que, tout à tour, sont filmés le sacrifice d’un chameau à Téhéran, une tête coupée accrochée à un piquet au Sin Kiang et des cadavres à Shanghai, victimes des bombardements. Pour André Sauvage qui réalise le reportage, l’arrivée en Indochine, au sein du peuple Moï, semble une respiration. Il filme longuement les femmes qui se baignent dans les rivières ou qui travaillent seins nus. À tel point que ce fut, assure-t-on, l’une des raisons qui fit que Citroën retira la réalisation à Sauvage. Des autochenilles plutôt que des filles !

Si, dès le départ de Beyrouth, La croisière jaune fait preuve d’un souffle épique, la partie qui montre l’escalade de l’Himalaya prend des proportions uniques. Les voitures sont démontées, hissées à dos d’hommes sur des routes étroites, sinueuses et dangereuses, puis remontées. Et lorsque la mission parvient à son point culminant, le spectateur éprouve de la fierté pour ce groupe d’hommes prêts à tout et aussi pour leurs porteurs dont l’histoire n’a pas retenu les noms.

De son côté, le groupe Chine est tombé, à Urumqi, aux mains d’un seigneur de la guerre, le maréchal King, qui les retient en otages. Finalement, les deux groupes réunis pourront repartir ensemble, sans qu’ils soient arrivés au bout de leurs peines. Il leur faudra encore franchir le désert de Gobi en plein mois de décembre, puis le fleuve Jaune, passer par une lamasserie où ils rencontrent une princesse locale qui parle le français, avant d’arriver à Pékin. Mais nos courageux et intrépides aventuriers connaîtront encore d’autres épreuves, après leur arrivée à la légation française. Dont un décès, dont la soudaineté ne peut nous laisser indifférents.

Cette épopée hors du commun est tellement cinégénique qu’elle a donné naissance à ce film admirable qu’est La croisière jaune. Elle inspirera encore, en 1974, la série télévisée La cloche tibétaine, qui retrace l’expédition et dans laquelle Coluche jouait un des mécaniciens du groupe Pamir. La croisière jaune ? Certainement l’un des plus beaux cadeaux à offrir cette année, pour qui est amateur de cinéma, de voyages, d’aventures ou des trois.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret La croisière jaune : Blu-ray, DVD + livre.Sortie par Carlotta Films le 6 décembre 2022.

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