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Les touristes qui se sont baladés cet été en Italie n’ont pu manquer son profil acéré, son visage émacié, son regard profond. Centenaire de sa naissance oblige, le visage de Pier Paolo Pasolini s’affichait un peu partout sur les murs transalpins, à commencer par ceux de sa ville natale, Bologne. Mais pas seulement et cela réchauffait le cœur de constater combien le poète cinéaste était loin d’être oublié dans sa terre natale.

L’un des nombreux portraits de Pasolini dans les rues de Bologne, sa ville natale

Alors que l’été s’éloigne, le cœur se remet à vibrer avec le sublime coffret Blu-ray que Carlotta consacre au poète assassiné, une sauvage nuit de novembre 1975, sur la plage d’Ostie. Pasolini 100 ans ! contient neuf titres essentiels, tournés entre 1961 et 1969 : Accattone (1961), Mamma Roma (1962), La Ricotta (1963, sketch du film collectif RoGoPaG, dont les autres auteurs sont Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard et Ugo Gregoretti), Il Vangelo secondo Matteo (1964, L’Évangile selon saint Matthieu), Comici d’amore (1964, Enquête sur la sexualité), Uccellacci e uccellini (1966, Des oiseaux petits et gros), Edipo Re (1967, Œdipe roi), Medea (1969, Médée) et Appunti per un’Orestiade africana (1969, Carnet de notes pour une Orestie africaine). Avec en outre, en suppléments, l’épisode de Cinéastes de notre temps tourné avec Pasolini, un documentaire sur le tournage de Médée et plusieurs entretiens.

Bien sûr, on aurait aimé que figurent aussi dans ce déjà copieux programme les épisodes réalisés par PPP dans des films tels que Les sorcières, Caprice à l’italienne ou La contestation, ces moments de poésie pure dans lesquels évoluent Ninetto Davoli et Totò. Mais, c’est bien connu, la frustration fait aussi partie du plaisir.

En un peu moins de dix ans, on voit Pasolini glisser du néo-réalisme d’Accattone et Mamma Roma, filmés dans un magnifique noir et blanc, aux couleurs de ces deux épures mythologiques que sont Œdipe roi et Médée. Entre les deux, avec L’Évangile selon saint Matthieu, néo-réaliste dans la forme, et La Ricotta, entre farce et fable, Pasolini traite d’un sujet qui lui tient à cœur, lui le marxiste : la Passion du Christ. En mettant sa caméra au service des plus pauvres.

On s’est souvent étonné de ce rapprochement entre la religion et une philosophie qui en est éloignée. Pier Paolo s’intéressait aux deux et se plaisait à déclarer : « Je me considère comme un marxiste au sens premier, et je ne perçois aucune contradiction entre cette vision et le concept fondamental de l’amour chrétien. » Spécialiste de l’écrivain-cinéaste, René de Ceccatty n’hésite pas à écrire, dans Le Christ selon Pasolini : « Pasolini a dû très souvent se justifier d’appartenir à deux traditions, marxiste et chrétienne. Et il faut vraiment ignorer son œuvre littéraire et cinématographique pour ne pas voir à quel point ces deux traditions se manifestent simultanément et laissent toutes deux des traces en lui. »

Pasolini, c’est bien connu, s’intéresse aux ragazzi di vita (titre d’un de ses romans), issus d’un sous-prolétariat urbain comme pouvait l’être le Christ, né dans une étable et rejeté par les élites de son temps. Ceux-là sont les héros d’Accattone et on les retrouve dans Mamma Roma et La Ricotta. Mais également dans sa représentation de la Passion du Christ. Est-ce d’ailleurs un hasard — ou un blasphème ? — de rapprocher du Christ crucifié le fils de Mamma Roma, Ettore Garofolo, attaché sur son lit d’hôpital ?

« Médée »

Pourquoi voir aujourd’hui les films de Pier Paolo Pasolini ? La question est inutile : le poète n’est pas rattaché à une époque, il est indémodable et ne se soucie même pas de l’être ou pas. La force de ses réalisations est aussi de mêler les décors en provenance du monde entier, surtout à partir du moment où il se met à filmer en couleurs. À partir d’Œdipe roi, il diversifie ses lieux de tournage. Pour ce film, il plante ses caméras en Italie et au Maroc. Des séquences de Médée sont tournées en Italie, Turquie et Syrie. Pasolini s’embarque en Tanzanie et Ouganda pour son Carnet de note d’une Orestie africaine. Et, pour ses magnifiques Mille et une nuits, il promènera le spectateur en Iran, au Yémen, au Népal, en Éthiopie et en Toscane.

Franco Citti dans « Accattone »

Pasolini s’intéresse aux lieux et à ceux qui les habitent, aux architectures et à leurs résidants. Il se passionne pour l’humain quel qu’il soit et se refuse à le juger. Ainsi, le héros de son premier film, Accattone, est-il un maquereau. Mais il n’est homme qui ne peut être touché par la grâce et Pasolini suit son personnage dans les méandres de ses actions, mauvaises (la plupart du temps) et parfois bonnes aussi. Les banlieues et les bidonvilles ont commencé à faire leur apparition dans le cinéma italien et Fellini leur a octroyé, par la grâce de son interprète Giulietta Masina dans Les nuits de Cabiria, une poésie évidente. Pasolini filme lui aussi avec beaucoup de poésie ces quartiers extérieurs de Rome, tout en n’évacuant ni l’âpreté ni la beauté sauvage. On créditera ces très belles images d’Accattone et de Mamma Roma, où les barres d’immeubles voisinent avec des ruines d’aqueducs, à Tonino Delli Colli, grand chef opérateur qui signa les prises de vues d’une douzaine de films de Pasolini.

C’est une évidence : dès son premier film, le magnifique Accattone porté par la non moins magnifique musique de Bach, Pasolini trouve le ton juste et les interprètes adéquats, dont le fabuleux Franco Citti, dont c’est le premier rôle. Il sait filmer les acteurs et les paysages et donner à l’ensemble une dimension tragique que la société bourgeoise de l’époque ne daigne octroyer aux protagonistes de ce film, qui sont des maquereaux et des prostituées. Le chœur antique est ici remplacé par tous les traîne-savates qui se prélassent au bistrot en charriant ceux qui partent travailler. La première discussion qui ouvre le film, sur la baignade et l’indigestion, ressemble à ce que fera plus tard Tarantino dans Reservoir Dogs. Dans les deux cas, le cinéaste plonge le spectateur au cœur d’une conversation animée, passionnée, qui dure et qui ne dira rien de plus sur le reste du film, sinon qu’elle nous donne une juste appréciation des personnages.

Dans ce film, Pasolini montre le quotidien d’Accattone, minable souteneur, mais aussi celui des prostituées. Une séquence fait froid dans le dos, au cours de laquelle Maddalena (Silvana Corsini) est tabassée dans un champ, de nuit, par les copains de son ex-maquereau qu’elle a envoyé en prison. Outre la brutalité de cette séquence, on ne peut s’empêcher de penser à l’assassinat de Pasolini lui-même. Dans les deux exemples, la sexualité est cause de violence et de danger. Mais, chez Pasolini, la dureté est partout et il ne faudra pas attendre Salò, son dernier film, pour s’en apercevoir. À un gamin qui dessine à la craie sur le trottoir, toujours dans Accattone, un type assène : « Amuse-toi, quand tu seras grand, tu crèveras de faim ! » Et n’est-il pas terrible, ce dernier dialogue d’un gars qui va mourir : « Maintenant, je me sens bien » ?

Ettore Garofolo et Anna Magnani dans « Mamma Roma »

On retrouve dans Mamma Roma ce même sens de la dramaturgie et toujours cet attachement aux gens pauvres. Là encore, Pasolini admet ce qu’il doit au néo-réalisme en prenant dans le rôle-titre la grande Anna Magnani, actrice des premiers grands films de Rossellini et Visconti. Déjà mentionné, le voisinage dans un même plan d’éléments architecturaux modernes et antiques symbolise ce qu’est le film, dont les héros sont modernes, typiques de leur temps, et pourtant liés indéfectiblement à une destinée tragique, comme dans les grandes pièces de l’Antiquité. Et c’est ce même agencement, antique et moderne, qui est au cœur de L’Évangile selon saint Matthieu, dans lequel les apôtres et tous ceux qui côtoient le Christ sont indéniablement des Italiens des années soixante. On ne peut que rapprocher la force de ce film en noir et blanc des couleurs de La Ricotta, versant tragicomique de la même histoire. Avec cette Ricotta, nous sommes dans le Cinecittà des années soixante et un metteur en scène américain (Orson Welles en personne) filme dans cette même campagne romaine entourée de barres d’immeubles modernes la mise en croix du Christ et des larrons. Le figurant jouant l’un de ceux-là est un pauvre affamé qui cherche désespérément à se remplir la panse. Pasolini met face à face le prolétariat qui gagne quelques lires dans la figuration et les riches oisifs qui viennent admirer le tournage. Tout le cinéma commercial est là, avec un cinéaste (Welles) qui s’ennuie et donne des interviews. « Que pensez-vous de Fellini ? » lui demande-t-on. « Il danse, il danse », répond laconiquement Orson Welles. On trouve encore au pied des croix du Calvaire des figurants qui twistent et se livrent à des stripteases et un autre qui court partout pour trouver de quoi manger. Cette irrévérencieuse Passion du larron ne plut pas du tout aux cathos de tous poils qui crièrent au scandale et firent condamner Pasolini à quatre mois de prison avec sursis pour outrage à la religion. Heureusement pour lui, son film suivant, L’Évangile, lui valut un non-lieu et de nombreux prix : non seulement le Lion d’argent à Venise mais également le Grand prix de l’Office catholique du cinéma.

Enrique Irazoqui dans « L’Évangile selon saint Matthieu »

La force de cet Évangile est de pouvoir plaire à ceux qui croient au ciel autant qu’à ceux qui n’y croient pas. Nous sommes ici à cent lieues des péplums que tournaient à cette époque en Italie les studios américains. Ici, pas de colonnes en carton-pâte mais des décors authentiques, ceux par exemple du village troglodyte de Matera, dans la région de la Basilicate, au sud de la péninsule, là où fut également tourné le dernier James Bond, Mourir peut attendre. Ici, point non plus de figurants anonymes que l’on filme en groupe mais des visages d’hommes et de femmes, pris en gros plans, et qui se mettent à exister véritablement en une seconde ou deux. Pasolini a longtemps hésité à montrer les miracles du Christ, de peur sans doute qu’ils ressemblent à ces tours de magie qu’aiment tant les Américains. Il en saisira quelques-uns, exercés par un interprète à la sobriété exemplaire. Dans le rôle de Jésus, Enrique Irazoqui, qui était un étudiant antifranquiste espagnol, n’en fait jamais trop.

Pier Paolo Pasolini tend le micro aux Italiens pour « Enquête sur la sexualité »

Entretemps, Pasolini a voulu sonder la société italienne. Présenté en juillet 1964 au festival de Locarno, Comizi d’amore (Enquête sur la sexualité) sort l’année suivante en Italie, tandis que L’Évangile est à l’affiche dès octobre 1964. Muni de son micro et d’une caméra, le cinéaste parcourt l’Italie (Milan, Bologne, Florence, Palerme, Naples, etc.) et ses campagnes pour interroger la population et quelques intellectuels (les écrivains Alberto Moravia, Oriana Fallaci, Giuseppe Ungaretti) sur la sexualité. Il commence avec des gamins de Palerme par une question cruciale : « Comment naissent les enfants ? » Les réponses sont amusantes et, tout au long du film, Pasolini se révèle être un excellent intervieweur. Il questionne et insiste sur des interrogations assez intimes ou explosives pour cette époque : l’homosexualité, la virginité, la prostitution, le divorce, la place de la femme dans le couple, etc. Et obtient à chaque fois des réponses qui montrent bien où en est la société italienne.

Uccellacci e uccellini marque une étape supplémentaire dans la carrière de Pasolini. Le film est encore en noir et blanc, avec un début issu là encore du néoréalisme. Ici, il est toujours question de pauvreté, de religion et de politique. Mais l’on s’aperçoit rapidement que Pasolini opère des changements dans sa façon de faire. Dès le générique, entièrement chanté par Domenico Modugno. Puis dans la manière de mener le récit. Le film s’ouvre sur un père et un fils, magnifiquement joués par Totò et Ninetto Davoli, qui marchent sur une route de campagne. Un intertitre indique aussitôt les intentions du cinéaste. On peut lire : « Où va l’humanité ? Bof ! », une citation du président Mao tirée d’un entretien avec le journaliste américain Edgar Snow.

Ninetto Davoli et Totò dans « Des oiseaux petits et gros »

Uccellacci part du réel (la campagne, de jeunes garçons qui dansent devant un bistrot perdu au milieu de nulle part, le talent comique de Totò qui demande au garçon de café s’il s’est coiffé avec un aspirateur) pour s’en éloigner à tire-d’aile. Une expression qui n’est pas choisie au hasard puisque nos deux compères croisent le chemin d’un corbeau qui les apostrophe. Un volatile marxiste qui va les accompagner tout au long du film, jusqu’à l’enterrement de Togliatti, le dirigeant communiste. C’est lui qui leur raconte l’histoire de deux moines de 1200 à qui saint François d’Assise demande de s’adresser aux faucons et aux moineaux. Les deux moines sont interprétés par Totò et Ninetto et tandis que le plus jeune baguenaude aux alentours, le plus âgé va réussir à comprendre les oiseaux et leur parler. Pasolini a définitivement quitté le néoréalisme pour aborder un genre nouveau, où poésie et métaphore vont aller de pair.

Pasolini dans « Œdipe roi », tel qu’il apparaissait cet été dans les rues de Bologne

Entre ce film et le suivant, Œdipe roi, on ne peut que constater un changement radical. Les deux films mythologiques de Pasolini, celui-ci et Médée, fascinants et hermétiques, sont formellement très semblables, même si, entre temps, le cinéaste a réalisé Théorème (1968) et Porcherie (1969). Tournés en couleurs, ces quatre sujets abordent et développent une sorte d’abstraction narrative. C’est ainsi flagrant avec Médée où, après un long discours introductif fait par Laurent Terzieff, dans le rôle du centaure qui a élevé Jason, les dialogues se font de plus en plus rares. Pasolini et son chef opérateur Ennio Guarnieri préfèrent porter leur attention sur la beauté magique des décors — on reconnaît Göreme et la Cappadoce dans Médée, le Maroc dans Œdipe —, celle des costumes et sur les visages si expressifs des interprètes, dont celui de la splendide et émouvante Maria Callas.

Franco Citti dans « Œdipe roi »

Là encore, Pasolini ne signe pas un péplum « à la Cinecittà ». Dans les deux films, point de toges ni de sandales mais des costumes fabuleux, dessinés par Danilo Donati pour Œdipe et par Piero Tosi pour Médée. Loin de l’imagerie populaire, le cinéaste représente ainsi l’expédition des Argonautes par un radeau sur lequel s’entassent quelques jeunes hommes. L’héroïsme n’est pas de mise, laissant plutôt la place à la cruauté, comme lorsque Médée débite un homme en petits morceaux. Dès l’entrée en matière du centaure, Pasolini nous a prévenu, l’homme-cheval parlant d’abord d’une nature où tout est sacré pour, quelques années plus tard, constater qu’il n’existe plus aucun dieu. Livré à lui-même, l’humain est archaïque et barbare. Pasolini nous livre donc deux contes sauvages magnifiques, en prenant soin, dans Œdipe, d’ajouter un prologue se déroulant dans l’Italie des années vingt et un épilogue reprenant le personnage du héros aveugle errant dans Bologne des années soixante. Un héros incarné avec force par Franco Citti !

Maria Callas dans « Médée »

Pasolini désirait tourner ensuite l’Orestie d’Eschyle dans l’Afrique moderne. Pour préparer son projet, il réalise un film qui n’est, explique-t-il, ni une fiction ni un documentaire mais un carnet de notes. Tourné en noir et blanc, Carnet de notes pour une Orestie africaine présente une série de portraits en gros plans de personnes qui pourront incarner Agamemnon, Clytemnestre, Oreste et Électre. Une discussion entre Pasolini et des étudiants montre combien la vision européenne de l’Afrique peut diverger avec celle des principaux intéressés. Cet essai sur un film en devenir — et qui ne verra jamais le jour — est mis en musique par Gato Barbieri. Pasolini filme au travail le saxophoniste argentin, qui signera deux ans plus tard la bande originale du Dernier tango à Paris de Bertolucci. Lequel fut, rappelons-le, l’assistant de Pasolini.

Dans un supplément, Hervé Joubert-Laurencin (auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéaste) remarque combien l’œuvre de Pasolini est diversifiée. Dès 1971, celui-ci va s’atteler à ce qu’on a appelé la Trilogie de la vie avec Le Décaméron (1971), Les contes de Canterbury (1972) et Les mille et une nuits (1974). Avant de commencer une Trilogie de la mort dont il ne pourra tourner que le premier épisode, Salò ou les 120 journées de Sodome. Mais cela est une autre histoire.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Pasolini 100 ans ! : neuf films en Blu-ray de Pier Paolo Pasolini
Sortie par Carlotta Films le 8 novembre 2022.

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