Pour sa 7e édition — eh oui, déjà ! —, le Festival de cinéma de la ville de Québec (FCVQ pour les intimes francophones, QCFF à l’international), n’a pas lésiné sur quelques titres accrocheurs venus, une fois encore, des quatre coins du monde. On ne niera pas avoir pris le train en marche mais croyez-nous quand on vous jure que l’amateur de films de genre, de bizarreries ou de cinématographies frappées du sceau du bouillonnement des sens (choisissez la caractéristique que vous voulez), avait largement de quoi faire et satisfaire sa cinéphilie ce dimanche 17 septembre, alors 5e jour de festival. Trois séances en effet, composée de deux courts, d’un « moyen » et de deux longs-métrages, sont venues teinter de rouge profond une programmation qui, notons-le, se révèle cette année riche en documentaires et en études de mœurs (on n’a pas dit qu’on n’aimait pas ça ; simplement, y a des jours où ça nous parle moins…).
De l’Allemagne, de l’Algérie et d’ailleurs
Commençons par le court métrage allemand Du sollst nicht lügen (littéralement : « Tu ne mentiras pas »), de Sascha Zimmermann, projeté avant le long de Marc Meyers, My Friend Dahmer (qu’on chronique dans cet article, mais plus bas; soyez patients !). Noir et blanc marqué, gros plans dramatiques, ambiance de huis-clos poisseux : on assiste dans cette histoire aux personnages et aux lieux limités — un bourreau et sa victime ligotée, tous les deux engagés dans un face à face oppressant dans ce qui semble être un simple bureau — à un interrogatoire psychologiquement éprouvant. Le script reste basique : un jeune homme se retrouve questionné par un type masqué qui semble bien (trop ?) informé quant à sa vie sociale et dont la voix trafiquée rappelle le timbre inquiétant de Jigsaw (mais en version teutonne; ce qui, entre nous, n’en demeure que plus anxiogène). Claustration, masque effrayant, voix déformée et donc déshumanisée à la Saw ou à la Scream, éclairage en clair obscur : en neuf minutes, le réalisateur fait grimper la tension et n’hésite pas à jouer avec les codes du cinéma d’horreur et du thriller psychologique glaçant. D’autant plus que le tortionnaire fait rapidement comprendre au pauvre diable ligoté sur sa chaise qu’il a les moyens de le faire parler sans mensonges ni dissimulation. Passé l’effet de surprise et de mystère initial (qui sont-ils l’un et l’autre, et quels liens entretiennent-ils réellement ?), l’idée d’une violence gratuite, arbitraire puis, d’une vengeance, commence à s’insinuer dans l’esprit du spectateur dont le manichéisme se trouve du même coup bouleversé : et si la victime, au fond, avait elle-même été un bourreau ? Jusqu’à la chute auréolée d’un humour noir qu’on pourrait trouver, en certaines circonstances, un brin excessif, c’est une vague d’angoisse, d’asphyxie, de terreur sourde qui nous emporte, avant de nous lâcher, le souffle suspendu, presque fâchés de s’être laissés avoir, sur le bord du dénouement. Seul bémol : la « blague » se prolonge un peu trop à notre goût et une deuxième conclusion vient enfoncer grossièrement le clou sur lequel le marteau du suspense, jusqu’à présent, avait tapé avec subtilité. À notre avis, finir le film sur la première et vraie révélation aurait donné plus d’ampleur à l’entreprise. Il y a là quelque chose de trop qui achève de faire de ce « Tu ne mentiras pas » un sketch grinçant plus qu’un petit bijou d’humour noir ironique, voire cynique. Mais le savoir-faire dans la stratégie de la tension comme dans l’écriture provocatrice sont là.
Autre court-métrage, allemand aussi celui-là, Nicole’s Cage de Josef Brandl (projeté avant l’ébouriffant et « goresque » Game of Death, chroniqué plus bas — là aussi soyez patients), met en scène un couple de bobos qui vient d’acquérir un appartement étrange, un habitat ultra design en fait suspendu à une grande roue (!). Tout irait à la rigueur pour le mieux si madame n’avait pas profité de leur emménagement pour se faire livrer une cage dans laquelle elle projette de se laisser enfermer pour jouer à un drôle (façon de parler) de jeu de soumission avec son mec, un gars qu’on sent plutôt rigide et qui s’est mis en tête de ne pas respecter, par ailleurs, les mesures de sécurité imposées par la copropriété. Le jeune homme finit bien sûr par céder aux caprices de sa femme. Il s’ensuit des échanges mouvementés, jusqu’à une fin à l’humour également très noir. D’un strict point de vue scénaristique, le court se veut solide et imaginatif, quoique prévisible dans sa deuxième partie. On peut voir dans cette histoire de cage elle-même disposée dans un autre « taule » une forme de mise en abyme particulièrement ludique. C’est surtout le formalisme soigné (on pense aussi à la facture de certains films scandinaves) de l’ensemble qui nous fait adhérer plus que jamais à un récit dont le point de départ nous apparaît quand même alambiqué et accessoirisé pour pas grand-chose (la nature de l’« immeuble-grande roue » ne se révèle utile que par rapport à l’extrême conclusion de l’histoire). Décor et stylisme branchés, entre art déco, kitsch des années soixante-dix et tendances néo-industrielles, se veulent travaillés avec un sens du détail qui fait toute la différence. Esthétiquement léché (photo impeccable, montage au cordeau) Nicole’s Cage séduit, surprend et amuse d’autant plus qu’il s’avère interprété avec charme et une délicieuse ironie.
Le moyen métrage (appellation contestée, oui, mais bon), à présent : présenté en 2016 à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, Kindil el Bahr de Damien Ounouri était ici projeté avant Viejo Calavera, un long poussif (signé Kiro Russo) présenté comme un film de « survie » et que, par économie de temps comme par volonté d’écarter tout ressenti négatif, on passera sous silence (en gros : c’est la vie qu’est pas une vie dans les mines de Bolivie; le héros, avec sa gueule — à claques — pas possible, passe son temps à se défoncer à l’alcool ou à la fumette, dans les boyaux obscurs de la mine comme dans les ruelles sombres et coupe-gorges de Huanuni. Ce qui est dommage, c’est que ça commençait pas si mal, comme du Claire Denis dans une boîte de nuit sur une musique de générique de film de Carpenter. Oui, oui. Bref.). Pas si bien noté que ça sur le Web par des critiques qui se croient sans doute malins (on se demande ce qu’ils ont à la place des yeux et du cerveau), Kindil el Bahr est un film à la fois magnifique et foudroyant. En quarante minutes, le réalisateur raconte comment, en Algérie, une épouse lynchée puis noyée à la plage par une bande de sales types, revient à la vie pour se venger de ses bourreaux. Initié comme une étude de mœurs et un portrait de femme moderne dans des contrées où plane encore le spectre de l’islamisme (et où, soyons clairs, il reste du travail à faire en terme de condition féminine), Kindil el Bahr verse, sans fioritures et après une entrée en matière pleine de solarité et de lumière, dans le thriller sombre et tendu, mais à un point ! La scène de lynchage / noyade nous fait frémir. Hérissements des poils et accélération du rythme cardiaque garantis. Grand moment de frayeur que cette scène où l’hostilité, la violence homicide, la bestialité des hommes reste palpable et distillée avec un réalisme glaçant tandis que les éléments se déchaînent (houle, orage). Puis, les couleurs de la Méditerranée reprennent le dessus sur la tonalité noire, la mer comme le personnage féminin, devenue créature aquatique et gorgone vengeresse, ondoient au rythme d’une musique arabisante, envoûtante, le métrage est comme porté par une esthétique douce, hypnotique, tout en ondulations et en brillances exotiques. Magnifique passage et métaphore de la transformation féminine où les rapports de force s’inversent entre l’Homme et la femme, où la sauvagerie des maris et des cousins se retourne contre eux. Jusqu’à un finale qui dit tout, encore, de la violence faite aux femmes — violence par ailleurs redoublée, y compris dans la perception que le peuple (au moins dans ces contrées en mal d’équité hommes / femmes) a de ces violences. Terrible, poétique, effrayant, servi par une caméra qui se meut à la perfection sous et au-dessus des eaux et par des effets spéciaux impeccables quoique minimalistes, Kindil el Bahr restera comme l’une des projections fortes de ce dimanche 17 septembre au QCFF.
My Friend Dahmer et Game fo Death : morceaux de choix
Venons-en maintenant aux long-métrages My Friend Dahmer (États-Unis), de Marc Meyers et Game of Death (Canada / France / E-U.) de Sébastien Landry et Laurence Baz Morais. Du beau monde, rien que du beau monde.
Adaptation de la bande dessinée du même nom de Derf Backderf (Mon ami Dahmer en français), My Friend Dahmer raconte l’adolescence, en fait la dernière année de lycée, du futur tueur en série Jeffrey Dahmer et de ses deux, trois copains de classe (parmi lesquels, celui qui allait devenir le bédéiste Derf Backderf) dans une école secondaire de Richfield en Ohio, à la fin des années soixante-dix. Délaissant les effets « esthétisants » (ralentis léchés et découpage ludique, à la Scott Pilgrim Versus The World ou à la manière de l’étonnante série de Netflix Riverdale) que l’on était plus ou moins en droit d’attendre d’un teen movie en plus adapté d’un comic book réputé, le réalisateur (et scénariste) Marc Meyers opte pour une approche tantôt clinique, tantôt intimiste mais toujours teintée de caricature graphique — comprendre par là qu’à la manière de Backderf esquissant, croquant ses personnages sur papier, Meyers les dépeint sur pellicule dans ce qu’ils ont à la fois de fantasque et de grotesque, de fragile et de monstrueux. La bonne idée du film, outre sa facture soignée auréolée de nostalgie du cinéma de genre des seventies et des eighties — au détour de quelques scènes où sourdent une certaine tension et les pulsions de mort qui habitent le jeune Dahmer, Meyers lorgne du côté des slashers, aidé par une partition qui rappelle des films comme Vendredi 13 — c’est sa propension à ne jamais franchir la limite de l’introspection torturée. Sans tout à fait épouser le point de vue du bédéiste Backderf, sans non plus tomber dans la tentative de sonder, de l’intérieur, la personnalité de toute façon insaisissable de Dahmer, Meyers sait doser la proximité de sa caméra avec les protagonistes de cette chronique bizarre, loufdingue et chamarrée par endroits, feutrée voire pudique à d’autres, du spleen adolescent dans toute sa splendeur, son imprévisibilité et aussi… sa bêtise. Car la construction du monstre Dahmer se fait aussi par l’entremise du regard qu’en ont – et que lui imposent en guise de seule intégration sociale — le jeune Backderf et ses compères. Certes, le propos n’est pas nouveau : outre les poncifs (cela dit avérés) liés à la personnalité en devenir du tueur en série (fascination pour les animaux morts, homosexualité violemment refoulée, dysfonctionnements relationnels et familiaux), on assiste aux tourments et à la descente aux enfers (enfer que sont les autres, enfer que sont aussi les pulsions de mort et de sexe difficiles à réprouver même par l’alcool) d’un ado perçu comme un freak par son entourage (mais aussi par le narrateur et par le spectateur) et qui finit par péter un plomb (cela ne vous rappelle rien) ? Mais la tonalité louvoie avec équilibre entre film d’horreur soft et peinture de mœurs aux couleurs de l’Americana. Avec une sensibilité qui, toutes proportions gardées, rappelle, par moments, le Ghost World de Terry Zwigoff, My Friend Dahmer dresse le portrait non pas d’un futur tueur en série cannibale-et-tout-ce-que-vous-voudrez-de-gore, mais d’une génération bientôt perdue et d’une Amérique en plein délitement de son mythe. Croisant teen movie et esprit pop, contre-culture et étrangeté, horreur graphique (qu’on devine plus qu’on ne voit, car le sujet n’est pas là) et drame psychologique, My Friend Dahmer sait se teinter lui aussi d’un humour noir et d’un suspense psychologique où affleurent la folie, le malaise, la monstruosité observée de l’extérieur, quoique d’assez près parfois (mais pas au point, répétons-le — et c’est tant mieux — de nous permettre de saisir « de l’intérieur », donc avec une pleine empathie, ce mouvement psychique et même chimique qui s’opère dans le corps et l’esprit du jeune Dahmer). Comme le métrage est interprété avec solidité, qu’Anne Heche y joue, avec une certaine classe rétro, une mère dépressive et qu’on y croise aussi l’une des têtes d’affiche de Mad Men (Vincent Kartheiser ici dans le rôle d’un médecin / joggeur sur lequel fantasme Dahmer), ce film atypique, en aucun voyeur mais fin observateur, est un des must-see de l’automne.
Fier étendard d’un cinéma québécois complètement « flyé » et graphiquement décomplexé, Game of Death a tout de l’énergie furieuse et sanguinolente des petits films « barrés » qu’on voit débarquer par exemple à Gérardmer. Remarqué entre autres à Fantasia (logique…) à Sitges et au South by Southwest (SXSW) festival au Texas, Game of Death raconte l’histoire d’une bande de jeunes qui, alors qu’ils festoient dans une grande maison avec piscine et tout le bataclan (bières et alcool fort, fumette, etc.) repèrent, coincé dans un placard entre une vieille Nintendo et un autre jeu de société, un machin électronique appelé « Game of Death ». À l’instar d’Ash et de ses copains-copines mettant le doigt dans l’engrenage des enregistrements liés au Nécronomicon dans Evil Dead, nos jeunes à casquette ou à bikini (tous un peu abrutis et jurant « fuck » à tout bout de champ) vont se laisser tenter par une partie dont ils apprendront qu’elle leur sera bientôt fatale. À moins d’éliminer eux-mêmes un certain nombre de personnes (l’ « intelligence artificielle » du jeu — on est plus proches de « Docteur Maboul » que de Tron — a la faculté de décompter le nombre de victimes au fur et à mesure du carnage), nos malheureux participants se verront exploser les uns après les autres. Violent ! À partir d’un pitch simple mais ingénieux, le duo Landry / Baz Morais nous entraîne dans un déferlement d’étripages rouge sang. Explosions de tête, écrasement, éviscérations, balles percutant les crânes au ralenti : les réalisateurs déploient avec efficacité toute la panoplie du faiseur de B-movie horrifico-gore efficace. La subtilité n’a pas lieu d’être, ni dans les dialogues, agrémentés d’un nombre incroyable de « fuck », ni dans l’interprétation, volontairement outrancière et débarrassée de tout questionnement existentiel (sauf, O.K., on avoue, dans son climax situé… en plein centre de soins palliatifs !). Landry et Baz Morais connaissent leurs classiques, de Raimi aux premiers Peter Jackson, en passant par les films d’exploitation les plus bis et les plus « inregardables » qui soient. À noter que les effets spéciaux sont signés Rémy Couture, grand manitou du maquillage « boucherie » du cinéma québécois. Ce qui frappe dans le film, c’est le sérieux qu’ont su conserver ses réalisateurs et producteurs, malgré le caractère très décomplexé, déconnant, ludique (là aussi l’humour est noir… très noir) de l’entreprise. Les scènes du décompte orchestré par LE méchant du film (le jeu lui-même, dont le petit écran affiche un avatar aux yeux rieurs clownesques mais maléfiques, façon Ça) sont d’une redoutable efficacité et, si l’on se surprend à rire de la caricature de nombreux personnages (y compris celui de la femme flic aux airs, tiens !, de Shirley MacLaine) — caricature qui se veut d’ailleurs un hommage aux archétypes du slasher movie — on frémit, sous le sourire jaune, à ces interventions de la machine nourrie du sang des hommes. Malin et contagieux !
Stéphane Ledien