On est toujours heureux lorsqu’on tombe sur l’annonce d’une ressortie de films de Julien Duvivier, cinéaste majeur des années vingt à cinquante. Celle de Pathé a de quoi nous rendre aussi guilleret qu’Aimos sur le toit de sa guinguette dans La belle équipe : trois films de Duvivier en versions restaurées et non des moindres. Outre Voici le temps des assassins (1956), très bon Gabin de la maturité dont une copie existait déjà chez René Chateau, deux raretés paraissent en même temps, deux chefs-d’œuvre : La belle équipe (1936) et La fin du jour (1938).
Commençons par ce dernier. Duvivier a toujours eu la réputation d’un cinéaste dont la noirceur ne fait aucun doute et le sujet de La fin du jour — une maison de retraite pour comédiens — nous indique que nous allons assister à un drame. Un beau drame mais un drame tout de même que, malgré tout, Duvivier et son scénariste Charles Spaak parviennent à truffer de mots d’auteur et d’humour. Dès les premières minutes, avec cette troupe qui doit rapidement quitter le théâtre de province où elle joue de peur de rater son train, le ton est donné. Nous sommes du côté de ces Grands Ducs décrits par Patrice Leconte, ceux dont les tournées les amènent de sous-préfectures en salles de troisième zone. Malgré tout, ces artistes-là assument correctement leur métier, le font du mieux qu’ils peuvent avec, en contrepoint, les quolibets des machinistes et des techniciens. La force de Duvivier et Spaak est de nous dire d’emblée qu’il n’existe pas deux mondes, celui de l’Art et celui du public, mais bien plusieurs. Car machinos et comédiens, s’ils partagent les mêmes épreuves, ne sont pas tout à fait du même monde. Les acteurs de drames et les comiques non plus. Et tout au long du film, les auteurs nous prouvent que tous ces gens font partie d’une même et grande famille dont ils refusent de reconnaître les multiples branches. Au milieu de tout cela, le cinéma vient se glisser et nos deux auteurs ne peuvent s’empêcher une petite pique. Toujours au début du film, alors que tous se dépêchent pour ne pas louper le train, le directeur de la troupe compte ses sous. « Nous n’avons pas fait beaucoup ! » Et l’explication tombe toute seule : c’est qu’il y avait, ce soir-là, deux sévères concurrences, celles du cirque et du cinéma. « L’art se meurt ! » entend-on soupirer.
On ne va pas faire semblant de découvrir, grâce à ce merveilleux film, le métier de Duvivier et Spaak. Les dialogues et le montage donnent un rythme certain qu’on pourrait envier encore aujourd’hui. Lorsque l’arrivée de Saint-Clair (Louis Jouvet), joli cœur à la scène comme à la ville, est annoncée dans la maison de retraite, l’émoi féminin est à son comble. Le Don Juan saura-t-il reconnaître toutes ces demoiselles qui se sont ridées loin de lui ? « Les hommes n’ont pas de mémoire », soupirent-elles. La phrase suivante, c’est Marny (Victor Francen), l’acteur sérieux, grand ennemi de Saint-Clair, qui la prononce : « J’ai de la mémoire ! » Une qualité qui mine le pauvre homme, lui dont la femme s’est enfuie au bras de Saint-Clair. Car il n’y a jamais eu de printemps pour Marny, qui vit dans le souvenir de la femme chipée par le Casanova des cours et des jardins et décédée ensuite, il ne sait pas trop comment.
On aimerait, ainsi, citer tous ces dialogues marquants, ces vacheries, ces mots qui sonnent et restent dans les oreilles et qui étaient la force du cinéma de cette époque. « Tu mens avec franchise », dit Jouvet à la jeune Madeleine Ozeray. Plus cruel est l’échange entre le même Jouvet et son ancienne amante, Gabrielle Dorziat. Elle lui montre une photo d’elle jeune et constate la différence avec son visage d’aujourd’hui. Jouvet réplique que le cliché est un instantané puis, la regardant, il ajoute : « Et toi, on dirait que tu as posé depuis 22 ans ! »
Toute cette émotion qui affleure est cristallisée dans le personnage de Cabrissade, à qui Michel Simon donne tout son panache. Ce cabot qui bouscule les habitudes de la maisonnée, ce qui lui vaut quelques inimitiés, lâche dans un moment de désarroi : « Être raisonnable, c’est être résigné, être résigné c’est être vieux et je ne veux pas vieillir ! » Car plus l’histoire avance et plus la drôlerie s’efface. Et lorsque la caméra, la nuit, erre dans les couloirs et s’arrête devant chaque porte, sur lesquelles sont inscrits les noms des pensionnaires, les applaudissements que l’on entend ne peuvent que serrer le cœur. À côté des vedettes déjà citées, tous ces visages fripés ont sans doute appartenu réellement à des artistes qui firent les beaux soirs du théâtre des années dix ou vingt. On est ainsi étonné de reconnaître, dans un rôle quasi muet, Charles Granval qui fut, seulement six ans auparavant, le libraire qui accueillait chez lui Boudu/Michel Simon dans le film de Renoir — on le voit aussi dans La belle équipe. Dans ce film de vieillards épiques, les jeunes n’apportent qu’un côté mièvre — Madeleine Ozeray, François Périer et Pierre Andrieu, le chef des scouts — que sauve la truculence des anciens.
La belle équipe reste LE film du Front populaire avec Le crime de Monsieur Lange et La vie est à nous. Celui de la camaraderie et de la mise en commun des biens entre cinq copains chômeurs (Jean Gabin, Charles Vanel, Aimos, Charles Dorat et Raphaël Medina) qui, ayant tiré le gros lot, achètent une guinguette sur les bords de Marne. La goutte d’eau qui va faire déborder ce vase d’amitié porte évidemment des jupes et a le joli minois de Viviane Romance. Pessimiste comme à son habitude, Duvivier, toujours épaulé par Charles Spaak, tempère son acidité par de chaleureuses démonstrations de solidarité. Tous ces gens simples et attachants pensent découvrir des lendemains qui chantent. Bien sûr, nous le savons aujourd’hui, leurs espoirs vont faire comme ce fabuleux gendarme du film interprété par Charpin : se trotter.
C’est une évidence, Duvivier n’est pas Madame Soleil pourtant le ton de son film est dramatiquement prophétique. « C’était une belle idée ! » pleurniche Gabin après le désastre final orchestré par le cinéaste et son scénariste qui ont préféré privilégier la fin pessimiste à celle plus heureuse voulue par les producteurs et tournée également. Une belle idée qui s’achève dans la violence comme on peut se dire, quatre-vingt après, que le Front populaire était une belle idée dissolue dans les atrocités de la Seconde guerre mondiale. Sur les deux fins, optimiste et pessimiste, ajoutons que la télévision publique, à l’époque où elle s’intéressait à autre chose qu’à l’audimat, avait diffusé La belle équipe et ses deux chutes possibles. Depuis, si l’on en croit wikipedia, René Chateau avait sorti une version ne comportant que la seule fin optimiste, version attaquée par les héritiers de Duvivier et disparue des circuits. Aujourd’hui, Pathé sort donc la seule version concevable pour le cinéaste et ses ayant-droit : la pessimiste. On peut heureusement se rendre compte de la deuxième fin, l’optimiste, celle dont Duvivier disait qu’elle « ridiculisait tout le film », dans le bonus.
Les cinq hommes au centre de La belle équipe ne sont ni gentlemen ni maudits. Il s’agit de cinq amis, quatre vivant dans un meublé borgne et le dernier, Républicain espagnol, se cachant de la police. L’hôtel est sale et mal entretenu par son propriétaire (Charles Granval), qui veut d’ailleurs les jeter à la porte. Ce à quoi répond d’ailleurs Gabin : « Je chôme donc je reste ! » Jolie phrase dont n’aurait pas rougi Descartes ! Le public des années trente, qui a traversé la grande crise de 1929, se reconnaît entièrement dans un nouveau type de héros : ouvrier ou chômeur, hâbleur, généreux, solidaire et ne se laissant pas faire. « Être chômeurs, poursuit Gabin avec ces beaux dialogues écrits par Spaak, ce n’est pas ce qu’on avait rêvé quand on était mômes. » Nous sommes dans une époque charnière du cinéma français, où se mêlent bonne humeur et lucidité, la gouaille et un certain désespoir. Et lorsque les cinq amis s’aperçoivent qu’ils ont gagné à la loterie, les voilà qui invitent tout l’hôtel dans leur chambre, y compris le peu sympathique patron qui, finalement, se révèle être un brave type. Et la petite pièce se remplit, se remplit à tel point qu’on a l’impression de se retrouver dans la cabine des Marx Brothers dans One Night at the Opera (Une nuit à l’opéra) de Sam Wood, sorti l’année précédente.
L’argent gagné, les copains décident de le mettre en commun et d’ouvrir une guinguette sur les bords de la Marne. Ce qui nous vaudra, une fois le bâtiment achevé, l’une des plus belles séquences et l’une des plus connues du film et de l’époque : Gabin chantant Quand on s’promène au bord de l’eau, accompagné à l’accordéon par Adolphe Deprince. Et quand l’acteur ouvre le bal avec la grand-mère Marcelle Géniat, on aimerait avancer la théorie que les films se répondent à travers les époques, se parlent entre eux et nous parlent aussi par la même occasion : comment ne pas penser à la scène similaire où Henry Fonda ouvre le bal de My Darling Clementine (1946, La poursuite infernale) avec Cathy Downs ?
Lorsque Gina — Viviane Romance, dont c’est le premier grand rôle, obtenu, d’après ce qu’elle raconte dans le bonus, en coiffant au poteau Edwige Feuillère et Marlene Dietrich — débarque dans cette belle histoire d’amitié, le spectateur de l’époque sait que plus rien ne va tourner rond. Les femmes fatales, c’est bien connu alors, versent à tour de bras et de poitrine des grains de sable dans les rouages. Et la Gina, dont la chambre est joliment décorée des photos de nus pour lesquelles elle pose, tirer avantage de n’importe quelle situation, ça la connaît. Les femmes sont toujours cruelles, chez Duvivier, et Viviane Romance annonce le personnage que tiendra Danièle Delorme dans Voici le temps des assassins. La même question se repose à chaque fois : le cinéaste est-il misogyne ? Ou ne dit-il pas que, pour s’en tirer dans la société macho qui est la nôtre, les femmes sont obligées d’user de leurs propres armes. Après tout, lorsque revient le type (Jacques Baumer) qui a vendu aux cinq amis le terrain et les ruines dont ils ont fait une très jolie guinguette et qu’il réclame des droits sur le travail accompli, que s’entend-il dire, ce petit patron, ce bourgeois ? « Il y a des ouvriers qui vont vous botter les fesses ! » Peut-être que Romance, Delorme et les autres héroïnes de Duvivier veulent aussi, pour tous les coups qu’elles ont pris, botter quelques fesses. Le problème est qu’elles se trompent de cibles.
Acteur dans La belle équipe — il joue le rôle de Jacques, le copain qui rêve du Canada comme c’était déjà le cas d’Albert Préjean dans Le paquebot Tenacity —, Charles Dorat a toujours été un proche de Duvivier. Proche également du poète Max Jacob qui, sous le titre L’amitié, a publié sa correspondance avec l’acteur, désigné sous son vrai nom de Charles Goldblatt. Dorat apparaît dans quatre Duvivier, le dernier étant Panique en 1947, mais il est également le scénariste, en 1956, avec Maurice Bessy et Duvivier lui-même, de Voici le temps des assassins. Un restaurateur joué par Gabin, qui semble tout droit sorti d’un bouquin de Simenon, tombe amoureux d’une jeune fille qu’il a recueillie (Danièle Delorme). Dans ce monde de forts des Halles — le film est en ce sens un vrai document sur les défuntes Halles de Paris —, les femmes mènent la danse et les hommes ne s’en rendent pas compte. Autour du restaurateur, il faut compter avec Madame Jules (Gabrielle Fontan), minuscule vieille dame à qui rien n’échappe et qui tient la dragée haute au patron. Et puis il y a la mère de Gabin (Germaine Kerjean), qui dirige à coups de fouet et d’aigreur une guinguette sur les bords de Marne — tiens, encore. Sans compter Lucienne Bogaert et toutes les poules qui accompagnent le temps d’un repas — et plus puisqu’affinités — le riche vieux beau Aimé Clariond. Duvivier nous gratifie même d’un couple de lesbiennes dans lequel la plus riche domine. Danièle Delorme, qui débarque de sa province, va vite se révéler manipulatrice et son visage d’ange cache parfaitement des aspects démoniaques. On est forcé de penser à ces héroïnes américaines à qui Cornel Wilde ou Robert Mitchum accordent à leur dépens le Bon Dieu sans confession : Gene Tierney dans Leave Her to Heaven (1945, Péché mortel, John M. Stahl) et Jean Simmons dans le bien nommé Angel Face (1952, Un si doux visage, Otto Preminger).
Gabin, qui tient sa boutique d’une main d’expert, ne voit rien rien de cette dictature féminine, pas plus que Gérard Blain, son jeune copain. Les hommes sont si naïfs, quel que soit leur âge ! Misogyne encore, Voici le temps des assassins ? Ce n’est pas le mot juste, Duvivier, Bessy et Dorat soulignant davantage les différences essentielles qui existent entre individus mâles et femelles sans pousser les secondes vers le mauvais côté de la balance. Car Germaine Kerjean et Gabrielle Fontan protègent leur enfant, réel ou adoptif, et l’on ne saurait le leur reprocher. Ce qui peut paraître nouveau à nos yeux mais qui ne l’est pas dans la filmo de Duvivier, c’est la noirceur. Le cinéaste est un pessimiste, ce que prouvent la grande majorité de ses sujets. Sa force est de situer son action dans le monde du travail, où l’on n’a pas le temps de prendre en compte ses sentiments, où il faut se lever, trimer et se coucher pour recommencer le lendemain. Et lorsque l’amour survient sans crier gare, on ne sait pas forcément en distinguer toutes les subtilités.
Moins reconnu que La bandera, Pépé le Moko, La belle équipe, Un carnet de bal ou La fin du jour, Voici le temps des assassins reste un Duvivier majeur, comme le sont également Le paquebot Tenacity et Panique. Tout y est maîtrisé, de l’interprétation aux décors, du montage aux prises de vues. L’écrivain Robert Sabatier m’a un jour raconté une anecdote édifiante sur la vision qu’avait la Nouvelle Vague de Duvivier. Ce dernier s’était intéressé à Boulevard, un roman de Sabatier, et était en train de le tourner avec Jean-Pierre Léaud dans le rôle principal. Un jour, le romancier s’est rendu sur le plateau et a constaté que le petit Jean-Pierre, quinze ans à l’époque, commentait la moindre action de Duvivier par ces mots : « Monsieur Truffaut n’aurait pas fait comme cela ! »
L’histoire peut faire sourire d’autant plus que Boulevard n’est resté dans aucune mémoire alors que Léaud et Truffaut ont amplement fait leurs preuves. Elle montre toutefois combien ces grands anciens qu’étaient Duvivier et quelques autres, aux palmarès impeccables, étaient sortis de la profession à grands coups de pied au cul. « Nous entrerons dans la carrière, chantait Ferré, quand nous aurons cassé la gueule à nos aînés. » Plus de cinquante après, maintenant que c’est chose faite, on ne peut que saluer tout autant les ressorties des films de l’Ancienne Vague que ceux de la Nouvelle. D’autant plus quand ils sont en versions restaurées.
Jean-Charles Lemeunier
« La belle équipe », « La fin du jour » et « Voici le temps des assassins » : trois films de Julien Duvivier en versions restaurées, édités en DVD et Bu-ray par Pathé le 1er juin 2016.