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L'opera jaquette

Si L’opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill a survécu jusqu’à aujourd’hui, c’est surtout grâce à La complainte de Mackie, une chanson qui fit le tour du monde en allemand, en français et en anglais, langue par laquelle elle est devenue sous le titre de Mack the Knife un standard de jazz. Damia, Mouloudji, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Frank Sinatra, Marlene Dietrich, Ute Lemper, jusqu’aux Doors, Sting, Michael Bublé, Roger Daltrey et Robbie Williams, tous l’ont chantée dans l’une ou l’autre langue.

Inspiré de l’œuvre de John Gay, The Beggar’s Opera (L’opéra des gueux, 1728), L’Opéra de quat’sous a été repris exactement deux siècles plus tard, en 1928, par Brecht et Weill dans une version politisée et très nettement anti-capitaliste.

L_Opera_de_quat_sous français

Die Dreigroschenoper, le film qu’en tire Georg Wilhelm Pabst en 1931 dans une double version, allemande et française, vient d’être édité pour la première fois en DVD par Rimini Éditions, malheureusement dans sa seule version allemande — on aurait bien aimé pouvoir comparer les deux films, d’autant plus que, dans le français, Albert Préjean est Mackie, entouré par Margo Lion, Florelle, Gaston Modot et Antonin Artaud.

On se contentera donc de la version teutonne. Quand il s’y attelle, Pabst a déjà derrière lui plusieurs gros succès (La rue sans joie, L’amour de Jeanne Ney, Trois pages d’un journal, L’enfer blanc du Piz Palu et l’antimilitariste Quatre de l’infanterie) mais c’est surtout pour Loulou, qu’il tourne avec Louise Brooks en 1929, que le cinéaste va entrer dans la légende. Moins sulfureuse, sa vision de la pièce de Brecht et Weill fait figure aujourd’hui de curiosité car, si le titre est connu, le film l’est beaucoup moins. L’opéra de quat’sous est surtout une plongée dans les deux courants antagonistes qu’a traversé le cinéma allemand pendant toute la période du muet et qui connaissent leur conclusion au début du parlant : l’expressionnisme pour les décors et les éclairages, le Kammerspiel pour le naturalisme social. Encore deux petites années avant qu’un seul style de films ne prenne le dessus : celui de la propagande nazie.

Opera Forster

Incarné par Rudolf Forster, Macheath — rebaptisé Mackie en français — est le roi des bas-fonds de Londres qui, au début du film, va épouser Polly Peachum (Carola Neher), fille du roi des mendiants. Brecht s’amuse de ses personnages, transforme ses voleurs en banquiers et montre le peu d’écart qui existe entre la pègre, la police et le capitalisme. Signalons également la présence de la prostituée Jenny, dont le rôle est tenu par Lotte Lenya, alors Mme Kurt Weill. Le film a quelque peu vieilli, beaucoup plus que le contemporain M de Fritz Lang qui, lui aussi, montre comment la pègre peut, de la même manière que la société, instaurer un tribunal, juger et condamner une personne. Ici, tout ce qui fait la caractérisation du travail de Brecht — la politique, la distanciation, l’amusement, la mise à mal des schémas et des poncifs — semble édulcoré par Pabst. Le cinéaste a beau répéter — c’est en tout cas ce qu’affirme à son sujet L’Encyclopædia Universalis —qu’il veut « combattre le capitalisme du dedans« , son Opéra de quat’sous prend davantage l’apparence d’une farce. C’était sans doute ce que voulait Brecht. Or il semble que le dramaturge n’ait pas apprécié le film de Pabst.

Carola Neher

Un dernier mot sur Carola Neher, la jolie Polly que Mackie épouse. Après une quasi figuration dans un film de 1922, elle joue essentiellement au théâtre dans des pièces de Brecht. Communiste, elle fuit avec son mari le régime nazi et part en Union soviétique. Mais le régime stalinien, qui la considère comme trotskiste et l’accuse d’avoir fomenté l’assassinat du Petit père des peuples, l’expédie au goulag où elle mourra du typhus.

Jean-Charles Lemeunier

L’opéra de quat’sous
Titre original : Die Dreigroschenoper
Origine : Allemagne
Année : 1931
Réalisateur : G.W. Pabst
Scénario : Leo Lania, Laszlo Vajda, Bela Balasz
D’après Bertolt Brecht et Kurt Weill
Photo : Fritz Arno Wagner
Montage : Hans Oser
Musique : Kurt Weill
Avec Rudolf Forster, Carola Neher, Reinhold Schünzel, Fritz Rasp, Valeska Gert, Lotte Lenya, Herman Thimig, Vladimir Sokoloff

DVD sorti chez Rimini Éditions le 23 mars 2016

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