Le cinéma hollywoodien a fabriqué des images dont il est difficile de se détourner. Ainsi, évoquer le nom de Humphrey Bogart renvoie à des films en noir et blanc produits par la Warner, dans lesquels Bogey porte le chapeau mou et l’imper, la clope au bec, le flingue à la ceinture, la langue pas dans sa poche. Quelle surprise alors de découvrir le même acteur dans La main gauche du Seigneur, que Rimini Éditions propose en DVD et Blu-ray. Produit par la Fox, le film est en couleurs et Bogart, s’il manie toujours le colt et a le verbe haut, a délaissé le costume de ville au profit d’une soutane. Plus fort encore, le cinéaste Edward Dmytryk, qui signe le film, place Bogart sur un cheval et lui fait même entonner la chansonnette auprès de Gene Tierney. Du jamais vu ! Notre ami a bien tourné quelques westerns dans les années trente et tiré une mule dans Le trésor de la Sierra Madre, ce n’est pas l’image qu’on a de lui. Quant au chant, il est vrai que, quatre ans avant La main gauche du Seigneur, Bogart a braillé une chanson de marin dans The African Queen, la voix plutôt avinée et face à une Katharine Hepburn horrifiée. Mais rien à voir avec sa performance vocale chez Dmytryk.
À l’identique de celle d’Elia Kazan, la carrière d’Edward Dmytryk est scindée en deux. Les critiques discernent un avant et un après et cette séparation porte une date précise : le 25 avril 1951. Membre du parti communiste, Dmytryk est emprisonné avec les fameux Dix d’Hollywood jusqu’à ce 25 avril 1951 où il accepte de dénoncer devant la Commission des activités anti-américaines, la terrifiante HUAC, plusieurs de ses anciens camarades. Autant dire que, tel Kazan, Dmytryk va, après cette action peu reluisante, filmer des héros tourmentés, convaincus d’incapacité ou de lâcheté — The Caine Mutiny (1954, Ouragan sur le Caine) —, se battant entre frères — Broken Lance (1954, La lance brisée) —, parfois à propos d’une question politique : ainsi est-il question de la guerre de Sécession et d’incompréhensions sur l’abolitionnisme dans Raintree County (1967, L’arbre de vie).
Quoiqu’il en soit, il est évident que le meilleur de la filmographie de Dmytryk se situe avant 1951, alors qu’il signe pour la RKO plusieurs petits films nerveux et plutôt bien foutus, de Murder My Sweet (1944, Adieu ma belle) à Cornered (1945, Pris au piège), tous deux interprétés par celui que les bandes annonces du film désignent comme « le nouveau Dick Powell » qui, loin des comédies musicales grâce auxquelles il s’est fait connaître, délaisse la charmante Ruby Keeler, son habituelle partenaire, pour la tenue de privé ou de militaire teigneux.
Cornered se situe à la fin de la Seconde guerre mondiale et l’aviateur interprété par Powell recherche le collabo français responsable de la mort de son épouse. De même, dans Hitler’s Children (1943, Les enfants d’Hitler) et dans Behind the Rising Sun (1943, Face au soleil levant), Dmytryk dénonce les fascismes allemand et japonais. Et dans Crossfire (1947, Feux croisés), qui le met véritablement sur le devant de la scène, le cinéaste part en guerre contre l’antisémitisme au sein de l’armée américaine. Il est classé à gauche et l’on ne s’étonnera pas que les chasseurs de sorcières se soient intéressés à lui. Pourtant, dans l’un des bonus de La main gauche du Seigneur, Patrick Brion signale que les problèmes rencontrés par Dmytryk peuvent également provenir de son propre camp. Le scénariste John Howard Lawson, que Brion désigne comme « le gourou » des communistes hollywoodiens, reproche curieusement à Dmytryk son manque de militantisme dans Cornered. Ce qui peut expliquer le changement d’attitude quelques années plus tard.
Que se passe-t-il après 1951 ? Dmytryk se lance dans les grands sujets, tournés pour des studios tout aussi grands. Le manque d’argent et la liberté octroyés par la RKO s’inversent : Dmytryk dispose certainement de meilleurs moyens à la Columbia, la Fox ou la Paramount, au sein desquelles il poursuit sa carrière. En revanche, ses scénarios s’engluent dans un classicisme qui cherche par tous les moyens à ne pas faire de vagues. Tourné également pour la Fox, Warlock (1959, L’homme aux colts d’or) reste sans doute le film le plus applaudi de la seconde carrière de Dmytryk, à cause de son ambiguïté.
Revenons donc à cette Main gauche, qu’interprètent pourtant Bogart — déjà de l’aventure du Caine et connu pour s’être opposé aux maccarthystes — et Gene Tierney, fidèle interprète de cinéastes résolument libéraux : Joseph Mankiewicz, Otto Preminger, Jules Dassin, Michael Gordon… Curieusement — ou sans doute à cause de tous ces épisodes douloureux pour notre homme —, Dmytryk s’est coupé de la politique. Ainsi place-t-il son récit dans la Chine de 1947, alors que les communistes de Mao se battent contre les armées de Tchang Kaï-Chek. Rien de tout cela n’apparaît dans le récit. Dmytryk fait de l’acteur Lee J. Cobb — qui lui aussi a craqué devant l’HUAC — un seigneur de la guerre chinois, comme on pouvait en trouver dans les récits hollywoodiens d’avant-guerre. Cette confrontation entre guerriers malintentionnés et mission catholique, dont on retrouve peu ou prou les mêmes éléments dans l’ultime film de John Ford, Seven Women (1965, Frontière chinoise), prend de l’intérêt parce que, justement, elle est filmée par Edward Dmytryk.
Ce dernier ne cherche pas à s’appesantir sur une histoire d’amour naissante entre la jeune infirmière (Gene Tierney) et le curé (Humphrey Bogart). Ni sur la confrontation entre la foi et son absence, en période de guerre. Dans le scénario d’Alfred Hayes — qui, avant Dmytryk, a travaillé avec Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang et Fred Zinnemann —, le cinéaste retient essentiellement le mensonge et le problème de positionnement d’un individu vis-à-vis des deux camps qui s’opposent. On comprend forcément son intérêt pour son héros qui, avant de débarquer dans la mission, a côtoyé ses ennemis. Et qui passe pour un traître quand il n’en est pas un. Bogart est l’interprète idéal pour ce genre de personnage : la sympathie que l’on éprouve pour lui n’efface pas les questions que l’on se pose à son sujet.
Intéressant mais bancal, La main gauche du Seigneur a du mal à trouver sa voie. Dmytryk aimerait sans doute pousser plus loin ses questionnements : l’homme doit-il choisir son camp selon ses convictions ou son intérêt ? Mais il garde en tête que son film s’adresse au grand public et ne doit pas le heurter. Alors, sous les dehors d’une histoire qui peut paraître conventionnelle, il tisse une toile subtile sous laquelle il capture et cache des problèmes beaucoup plus personnels. Comme autant d’ombres chinoises que l’on percevrait à travers un paravent !
Jean-Charles Lemeunier
La main gauche du Seigneur
Année : 1955
Pays : USA
Titre original : The Left Hand of God
Réal. : Edward Dmytryk
Scénario : Alfred Hayes, d’après le roman de William Edmund Barrett
Photo : Franz Planer
Musique : Victor Young
Montage : Dorothy Spencer
Prod. : 20th Century Fox
Avec Humphrey Bogart, Gene Tierney, Lee J. Cobb, Agnes Moorehaed, E.G. Marshall, Jean Porter, Carl Benton Reid, Victor Sen Yung, Philip Ahn, Benson Fong…
Édité en DVD et Bu-ray par Rimini Éditions depuis le 10 novembre 2015