Allez savoir pourquoi mais il arrive parfois, en regardant un film, qu’on pense soudain à un autre. Comme ça, sans trop savoir pourquoi. C’est ce qui m’est arrivé à la vision de Loin des hommes, le film de David Oelhoffen que Pathé édite ce 20 mai en DVD et Blu-ray. Je me suis mis à penser à Avril brisé de Liria Begeja, un film de 1986 que j’avais complètement remisé au fond d’un tiroir de ma mémoire.
Loin des hommes et Avril brisé se déroulent dans des contrées arides, l’Atlas algérien pour le premier et l’Albanie pour le second. Les deux films sont tirés des récits de deux grands romanciers, Albert Camus et Ismaïl Kadaré, basés sur des histoires de vendetta. Enfin, dans les deux, le choix de l’acteur principal relève d’un postulat étrange : Jean-Claude Adelin incarne un berger albanais tandis que Viggo Mortensen campe un instituteur pied-noir.
C’est sans doute ce qui gêne le plus la crédibilité de Loin des hommes : Mortensen est un excellent acteur, cela ne fait aucun doute, on est en droit de l’adorer autant pour la saga du Seigneur des anneaux que pour ses prestations chez Cronenberg ou John Hillcoat, et l’on ne peut que regretter son absence, pour cause d’emploi du temps, du prochain Tarantino. Le Viggo parle en plus un français impeccable. Je vous en parle en connaissance de cause pour l’avoir vu en conférence de presse et pour avoir noté tout à la fois ce détail et une sorte d’accent québécois qui faisait dire que l’acteur avait dû apprendre notre langue auprès de nos cousins de la Belle Province.
Un comédien est certes capable de tout jouer mais j’avoue avoir la même difficulté de voir Pierre Fresnay originaire de la Canebière dans la trilogie de Pagnol que Niels Arestrup camper un mafieux corse dans Un prophète, quelles que soient les qualités de l’interprète et du film. Alors, Viggo en natif de la montagne algérienne (« Je suis né ici, à 20 km d’ici. Mes parents y sont enterrés« ), prêt à boire l’anisette devant une petite kemia avant d’attaquer un couscous ou une frita, ça laisse songeur. D’autant qu’il a corrigé ici ce fameux accent québécois au profit d’un autre qui n’a vraiment rien à voir avec la façon de parler des pieds-noirs, fussent-ils les moins volubiles. Évidemment, Loin des hommes n’est pas La vérité si je mens mais je ne vois pas pourquoi, quand le public américain est capable de déceler les accents du Texas ou du Maine, le cinéma français se croit obligé, dès qu’un film appartient à un terroir, de forcer sur les prononciations ou de les ignorer carrément, quitte à remplacer ici un parler méditerranéen par une vague intonation américaine.
On me rétorquera que tout cela n’est que détail et c’est vrai. Et, qu’ainsi, le film ne bascule pas dans les clichés. Vrai aussi ! Le véritable enjeu de Loin des hommes réside dans les rapports entre Daru, l’instituteur français, et un jeune prisonnier maghrébin, Mohamed (Reda Kateb), qu’un gendarme amène à l’enseignant afin qu’il le conduise à la ville la plus proche. Le vent de la Toussaint vient de souffler sur le pays et les premiers faits d’armes ont opposé les troupes françaises aux rebelles indépendantistes. L’Histoire rattrape le drame humain et voilà nos deux hommes qui commencent à s’estimer, pris dans la tourmente de la guerre d’Algérie.
Tel qu’il est décrit dans le film, l’instituteur français a du mal à trouver sa place, rejeté tout à la fois par les colons et par les Algériens qui veulent prendre en main leur destinée. Seul son détenu lui apportera un semblant de réconfort. Dans L’hôte, la nouvelle de Camus tirée de L’exil et le royaume dont le film est adapté, l’écrivain donne beaucoup moins de détails. On sait juste que Daru refuse au gendarme ce que ce dernier lui demande : conduire le prisonnier au poste le plus proche. Et qu’il laisse à « l’Arabe » (c’est ainsi que son compagnon est constamment désigné dans le récit) le choix de son destin. Mais Camus conclut son récit d’une manière beaucoup plus dure : quand il revient dans sa salle de classe, l’instituteur lit sur le tableau : « Tu as livré notre frère, tu paieras. » Car la mort reste la seule finalité de l’homme, quels que soient les choix qu’il ait faits.
David Oelhoffen, qui signe ici son deuxième long-métrage, sept ans après Nos retrouvailles, a choisi une issue moins directe, quoi qu’allant dans le même sens. Il a également changé le destin de Mohamed, à l’opposé des thèses existentialistes. Dans des paysages magnifiques, à travers le face à face entre deux acteurs imposants de sobriété et de carrure, le cinéaste illustre tout au long du film la question des choix : vouloir sauver le coupable de la justice française, c’est le condamner lui et sa famille devant la loi des siens. Choix douloureux, comme celui des militaires français de suivre les ordres (ne pas laisser de survivants) ou leur devoir (épargner ceux qui se rendent). Choix de Mohamed, d’aller se livrer à la police ou de suivre la piste qui le mènera à la liberté. Choix enfin de Daru de devoir choisir son camp dans la guerre que vont se livrer Français et Algériens. Comme Camus, dont les exégètes ont dit qu’il était très proche de son personnage, l’instituteur est un individu qui veut se soustraire au mouvement et qui est rejoint par l’Histoire. Dans le film, Daru semble vouloir faire pencher la balance en faveur de l’indépendance du pays, alors que Camus était moins catégorique et appelait à une trêve entre les deux camps. Camus, on l’a dit, se sentait proche du Daru qu’il avait décrit dans L’hôte. Oelhoffen fait de Daru un fils d’immigrés espagnols que les Français, raconte-t-il, méprisaient autant qu’ils méprisaient les Arabes.
Loin des hommes est un film lent, qui pose des questions essentielles sans beaucoup de dialogues. Qui contemple et les hommes et les paysages dans lesquels ils se meuvent. Et qui, malgré le dernier dialogue de Daru à Mohamed (« Sois au Créateur, il sera pour toi. Offre-lui, il t’offrira. Demande-lui, il te donnera »), met l’homme face à lui-même plutôt que face son dieu. « Rien ne peut décourager l’appétit de la divinité au cœur de l’homme », écrivait Camus dans L’homme révolté. Pourtant, lui choisit de ne pas y croire. Ce que Oelhoffen n’a pas respecté, trahison beaucoup plus grave que d’offrir ou pas un happy end au spectateur.
Jean-Charles Lemeunier
Loin des hommes
Année : 2014
Réalisation et scénario : David Oelhoffen
d’après Albert Camus
Photo : Guillaume Deffontaines
Musique : Nick Cave, Warren Ellis
Montage : Juliette Welfling
Avec Viggo Mortensen, Reda Kateb
Distribution : Pathé
DVD, Blu-ray et VOD sortis le 20 mai 2015