Dès son premier film, Le Solitaire avec l’excellent James Caan, nous savons qu’une des principales qualités de Michael Mann est sa faculté à tirer la quintessence d’une histoire simple voire basique. Sentiment depuis confirmé par d’autres monuments du maître mais trouvant son apogée, sans aucun doute, dans l’adaptation cinématographique de la série télévisuelle Miami Vice où le talentueux réalisateur arrivait à créer une œuvre forte et dense à partir d’un canevas famélique. Hacker, sorti récemment, ne fait pas exception à la règle tant ce récit du vilain petit canard contraint de travailler avec les autorités gouvernementales contre une menace d’importance, semble avoir été vu des dizaines de fois sur grand écran. Au début du film, une centrale nucléaire chinoise vient d’être piratée par un logiciel malveillant, provoquant la surchauffe puis l’explosion d’un de ses moteurs de refroidissement. Mais, étrangement, aucune revendication politique de cet acte n’a été effectuée. Le capitaine Chen est chargé par sa hiérarchie de retrouver et de neutraliser l’auteur de ce crime. Peu après, à Chicago, le Mercantile Trade Exchange est à son tour piraté, provoquant l’inflation soudaine des prix du soja. Devant cette escalade, Chen demande alors la libération d’un célèbre hacker, et accessoirement son meilleur ami, détenu en prison : Nicholas Hathaway.
Point faible du film, Hathaway est joué par la star Chris Hemsworth. Souvent transparent, Hemsworth est pourtant actuellement l’un des acteurs les plus bankable du cinéma hollywoodien. Mais à l’image de Tom Cruise dans Collatéral, de Johnny Depp dans Public Ennemy voire de Daniel Day-Lewis dans Le Dernier des Mohicans, le grand Michael Mann a toujours su faire jouer ces acteurs, souvent à la limite du cabotinage, vers les territoires qu’il souhaitait leur faire explorer. Ainsi si, malgré sa performance dans Hacker, le sculptural Hemsworth n’est tout de même pas devenu le meilleur acteur de la planète, il n’en reste pas moins que l’utilisation qu’en fait le génial Mann limite au possible les dégâts hypothétiques d’une interprétation fade et insipide.
Rebelle dans ton coeur
Thriller technologique marqué par les attentats terroristes du 11 septembre, Hacker possède une trame scénaristique relativement classique. Mais au final, que l’intrigue soit aussi mince et que les personnages de ce long-métrage soit aussi grossièrement définis, importent peu tant l’intérêt d’un film de Mann est toujours ailleurs. On peut, par exemple, constater que le cinéaste possède toujours une fascination qu’il arrive à transmettre parfaitement, pour les villes, ces agglomérats de gratte-ciels et de rue, filmé à la façon de jungles urbaines ou de labyrinthes minotauresque modernes.
On peut également s’attarder sur l’incroyable talent de ce réalisateur consistant à injecter savamment, au milieu de scènes d’action remarquablement filmées, des scènes intimistes dignes des plus beaux mélodrames. Dans Le Dernier des Mohicans, l’histoire d’amour entre Nathaniel et Cora Munro faisait corps avec le récit tout comme celle entre « Sonny » Crockett et Isabella dans Miami Vice. Ici, la relation entre Hathaway et Lien Chen, la sœur de son meilleur ami, impose des pauses romantiques remarquablement intégrées dans un récit énergique où s’instaure une dimension romanesque voire poétique des plus bénéfique.
Mais ce qui retient l’attention, et ce qui apparaît comme véritablement une constante dans la filmographie de Mann, c’est l’attrait de ce dernier pour la figure du rebelle ou plus précisément celle du réfractaire à l’ordre établi, un être épris de liberté mais sclérosé par le système.
Dans Le Solitaire, Franck vient de passer onze ans en prison. Continuant de voler, il cherche à réaliser un dernier grand coup avant de raccrocher. Il n’hésite pas à violer la loi dans un seul but : fonder une vie de famille soit « rentrer dans le rang ». Mais de nombreux obstacles s’interposent entre ce cambrioleur utopiste et la vie « normale ». Ces obstacles, qu’ils soient légaux (services sociaux, police,…) ou non (les « collègues » de Franck) sont ici pour rappeler une évidence soit l’impossibilité de la rédemption. Une scène symbolise d’ailleurs la vision de Mann ; Franck et sa future femme cherchent à adopter un enfant. Mais devant le C.V. de l’ex-taulard, l’agent des services sociaux ne laisse planer aucun doute ; jamais un enfant ne pourra être adopté par un tel individu ! Aucune possibilité de fonder légalement une famille. Il faut, pour accéder à la « normalité » enfreindre la loi. Premier des marginaux rejeté par le système, Franck préfigure alors la longue liste de ces héros en butte à l’autorité, des personnages en quête de liberté dans un monde claustrophobique, qui inspirent fortement le cinéma de Michael Mann. En parfait auteur qu’il est, ce dernier n’aura alors eu de cesse dans sa filmographie d’effectuer des variations autour de cette figure du rebelle solitaire mais également sur la difficulté à choisir entre le bien et le mal tant la frontière entre les deux paraît mince.
Ainsi, on oublie souvent que ce réalisateur fut le premier à filmer dans Manhunter en 1986, l’affrontement entre le désormais célèbre Hannibal Lecter (et ici renommé Lector) et l’agent du F.B.I. qui le traque, Will Graham. Ce dernier n’hésitant pas à s’identifier un peu trop profondément aux tueurs qu’il poursuit.
Dans Heat (1995), l’affrontement De Niro/Pacino, soit entre braqueur et policier, est tellement respectueux que les deux hommes, animés par un certain sens de l’honneur commun, sont comme des êtres fusionnels traversant les mêmes difficultés professionnelles et personnelles. Réalisant une fable désabusée sur le pouvoir et la mort, le cinéaste met alors sur un même pied d’égalité ces deux personnages pourtant des deux côtés de la légalité. Soit peu ou prou le même type d’affrontement complaisant et troublant dans Public Ennemies (2009) entre l’ennemi public numéro un John Dillinger, joué par Johnny Depp, et l’officier du F.B.I. qui le traque, Melvin Purvis, interprété par Christian Bale.
Cette limite ténue entre bien et mal est également l’un des thèmes de Miami Vice (2006) où les deux héros endossent, afin de faire tomber un important baron de la drogue, un costume de trafiquants que l’on croirait taillé sur mesure pour eux. D’ailleurs Riccardo Tubbs, le flic garant de la loi, ne tue-t-il pas volontairement et sans véritable raison un des kidnappeurs de sa partenaire ?
Et Hathaway rejoindra alors Franck et les autres personnages de l’exemplaire filmographie de Michael Mann, lorsque, pour détruire la menace qui pèse sur le monde, il est contraint de devenir un fugitif international soit un chasseur chassé. Épris de liberté, de contrôle absolu sur son mode de vie, le pirate du titre devient finalement le digne héritier des nombreuses autres figures qui marquent l’œuvre d’un cinéaste faisant partie d’un système qu’il combat depuis ses premières tentatives cinématographiques, notamment par l’intermédiaire de ce discours résolument anarchiste.
Réalisé par l’un des tous meilleurs cinéastes actuels, Hacker est une œuvre bien plus complexe que ne laisse supposer son histoire basique. Critiquant comme à ses premières heures la rigidité des institutions, Mann impose un point de vue politique anachronique au pays du cinéma de divertissement préformaté et mondialisé.
Fabrice Simon
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