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Lorsque Vincent Hannah et Neil McCauley s’entretiennent dans un diner lors de la scène pivot de Heat, les deux antagonistes digressent a priori ordinairement mais font part en filigrane de leur action et détermination (à échapper/attraper l’autre). Surtout, McCauley énonce un principe qui sous-tend finalement toute la filmographie de Michael Mann. Alors que le gangster évoque à son tour un de ses cauchemars, il répond au flic que pour lui sa signification revient à « having enough time ». Prosaïquement, il s’agit d’avoir assez de temps pour accomplir son objectif ou pour quitter en moins de trente secondes le peu qui l’entrave et le rattache à une vie rangée (« Si tu veux faire d’vieux os dans c’métier soit libre comme l’air, tout ce qui a pu prendre une place dans ta vie tu dois pouvoir t’en débarrasser en 30 secondes montre en main, dès que t’as repéré un seul flic dans le coin. »). Une ascèse qui n’est pas forcément l’apanage de tous les personnages mis en scène par Mann bien qu’ils se caractérisent principalement par un attachement à des valeurs morales plutôt que matérielles.
Au fond, cette question du temps détermine le destin du héros mannien qui en manque cruellement pour parvenir à conquérir sa liberté d’action ou de pensée.

Comme un homme libre

Comme un homme libre

Sorti en 1979, The Jericho Mile (Comme un homme libre en v.f) est un téléfilm tourné au sein même de la prison de Folsom en Californie, au milieu des détenus et des gangs internes à l’établissement. Une ressource immense de figurants voire de petits rôles qui permet à Mann de renouer avec ses premières incursions dans le documentaire et instiller la dose de réalisme nécessaire pour crédibiliser sa fiction. Par la suite, que ce soit pour Le Solitaire (Thief), Les Incorruptibles de Chicago (Crime Story), Ali, Révélations (The Insider) ou Heat, il s’entourera, jusqu’à parfois les faire évoluer devant sa caméra, des grandes figures des médias, du banditisme ou des forces de l’ordre dont il retranscrit l’histoire (pour exemple, Dennis Farina était un flic jusqu’à ce sa collaboration avec le cinéaste sur la série Les Incorruptibles de Chicago ne le fasse bifurquer vers une voie artistique). Si The Jericho Mile ne dévoile que les balbutiements du style visuel à venir de Mann, (Le Solitaire et surtout Le Sixième Sens en élaborerons des contours plus précis), il aborde des thématiques qui seront développées par la suite. Avec cette première oeuvre, Mann se montre déjà préoccupé par la nécessité pour un homme solitaire de transposer son temps, son rythme, sur celui que autres ou les institutions veulent imposer. Dans Hacker, Nick Hathaway (Chris Hemsworth) l’exprimera clairement dans la séquence cruciale du restaurant, au moment le plus fort de sa libération temporaire pour collaborer avec les autorités américaines et chinoises. Imprimer son propre tempo est donc le combat mené en premier lieu par Larry « Rain » Murphy, le prisonnier joggeur de Comme un homme libre. Pour une fois, le titre français parvient à capturer l’esprit du film. La liberté de Murphy est avant tout mentale et se traduit physiquement par sa capacité à courir sur la piste qu’il s’est aménagée au sein de la prison, seul espace personnel et intime dans ce royaume de la promiscuité lui permettant de tenir à distance gangs et violence intrinsèques du système carcéral. Les distances qu’il avale et surtout le chrono qu’il établit vont lui permettre de concourir pour intégrer l’équipe olympique américaine d’athlétisme. Une opportunité de sortir, au moins pour un temps, de cet univers anxiogène. Mais cette échappatoire n’est qu’illusoire puisqu’il va se faire recaler par le comité de sélection. Dès lors, cette cruelle déception d’avoir cru pouvoir transcender sa condition ne pourra s’effacer qu’en renforçant les limites de sa bulle libertaire où rien désormais ne pourra l’atteindre. Il en bloquera le temps en explosant littéralement et métaphoriquement le chrono qui lui a permis de mesurer son temps record.

Comme un homme libre

Comme un homme libre

Tempo
Sa dernière course contre la montre ne va pas seulement le concerner mais impliquer également l’ensemble de la cour de la prison qui va peu à peu stopper son activité pour venir se parquer autour de la piste où s’époumone Murphy. Un moment de quasi communion entre tous les détenus et centré sur la course contre un temps imposant l’action. Ainsi, au son de la version instrumentale de Sympathy For The Devil des Stones, il va s’arracher pour aller au bout de lui-même, le découpage visuel de Mann illustrant la montée en puissance de son effort et renforçant en même temps la cohésion avec ses co-détenus, pour en bout de course parvenir à son but, une victoire éclatante contre les institutions voulant le soumettre à leurs règles. Son ultime geste où il balance le chronomètre au sol, le réduisant en miettes, illustre alors la reprise en main de son temps, du programme qu’il s’est créé, de sa liberté relative au sein de ces murs. Il demeure enfermé, à jamais, dans cette prison et dans un temps désormais arrêté, bloqué sur son exploit qui demeurera inconnu (ce n’est pas le propos de Mann de faire monter la pression sur l’hypothétique enjeu d’un temps à dépasser : aucun temps référence n’est mis en parallèle avec le défilement du chrono que Murphy est en train de réaliser) mais il a renoué avec la communauté carcérale dont il était jusque là isolé. Le dernier plan figé montre Murphy parmi les prisonniers venus le féliciter et vient ainsi en contrepoint de la première séquence ouvrant le film où la caméra captait sa course solitaire dans l’indifférence générale.

Introduction :

Conclusion :

Cependant, il ne se dégage aucune amertume du dernier plan qui montrerait Murphy rentrer dans le rang. Cette conclusion illustre plutôt le caractère indomptable, insoumis du héros mannien dont la poursuite des idéaux et de son accomplissement hors d’un cadre prédéfini et restreint se heurte à la pression du temps (qui passe, qu’il reste) comme objet de la dissolution de son être. D’où l’importance de parvenir à en organiser ses propres modalités.
En tous cas, la pression du temps est continuelle et diffuse, se développant au travers de la narration et parfois même accentuée par la matérialisation d’une horloge rappelant son écoulement implacable et inéluctable. Ainsi, dans Public Enemies, lors d’un braquage, John Dillinger (Johnny Depp) est dominé par un immense cadran surplombant le coffre devant lequel il menace le directeur de l’établissement. Une figuration de l’enjeu temporel du moment, le but pour le gangster et son équipe étant bien sûr de réaliser leur forfait le plus rapidement possible avant l’arrivée des forces de l’ordre, mais cela fonctionne également en tant que représentation de l’écoulement d’un flux auquel Dillinger a du mal à se rattacher. Entre la constitution de réseaux fédéral et criminel pour optimiser leur action, sa méthode et son code d’honneur l’isole, en font littéralement un anachronisme.

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En choisissant de dénoncer les pratiques de la firme de tabac qui l’employait, Jeffrey Wigand se met également en marge. Dans la tourmente, le producteur de l’émission 60 minutes, Lowell Bergman sera sa seule bouée de sauvetage. Eux aussi seront soumis à la pression du temps. Leur conversation à bâton rompu sous une énorme horloge renvoie à l’émission mais également au temps jouant contre eux.

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Crépuscule du couple
Ce manque de temps concerne la plupart des héros mannien pour échapper à un destin bien souvent funeste symbolisé par sa disparition de l’image ou son emprisonnement à l’intérieur. L’espoir d’une échappatoire, d’une liberté à portée de main est figurée par l’horizon qui s’offre à ses héros. Au sens propre tant il formalise des plans où ses personnages principaux font face à des espaces étendus. Un horizon certes indéfini mais où subsiste la possibilité d’y disparaître. C’est à partir du moment où il se referme ou se dissous que leur sort est scellé. La dernière image du Dernier des mohicans montre les trois survivants de leur peuple respectif (la colon, le bâtard, le mohican) se tenir debout sur un pic rocheux et faisant face au soleil couchant. Un plan apaisant renvoyant à la carte postale familiale terminant Le Sixième sens mais dans les deux cas se dégage un sentiment contradictoire de mélancolie. L’horizon s’ouvre à eux mais leur avenir est finalement lié à l’astre déclinant qu’ils contemplent.

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Un destin limité, bouché, voilà ce qui attend Dillinger et que figure remarquablement Mann en un plan magistral lorsque enlaçant sa fiancée Billie Frechette (Marion Cotillard) il regarde le panorama obscur qui s’offre à lui.

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Plus que tout, le temps filant, insaisissable, égrène pour ces héros romantiques leur incapacité à vivre leur amour. Leur existence sous tension perpétuelle ne peut conduire qu’au crépuscule du couple. Isabella et Sonny, Neil McCauley et Eady, Eva Cuza et Glaeken, John Dillinger et Billie Frechette…autant d’amants qui n’auront pu vivre qu’une parenthèse aussi éphémère qu’intense.

Miami Vice

Miami Vice

Heat

Heat

La Forteresse noire

La Forteresse noire

La nature même des hommes qu’elles aiment vont repousser de facto ces femmes dans un espace distinct. Isabella scrute une dernière fois l’horizon mais Sonny est déjà en train de rejoindre son monde.

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Incompréhension et tristesse d’Eady abandonnée en chemin qui voit s’éloigner son amour qui a cédé à une pulsion vengeresse. Mann capte au passage un contraste saisissant en faisant croiser sa route avec celle de Vincent Hannah déterminé à alpaguer McCauley en fuite. Tout s’arrête pour l’une quand un autre poursuit sa course.

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Après la mort de Dillinger, Billie demeure interdite, inconsolable. Sans son amour, son horizon se referme brutalement.

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Après le sacrifice de Glaeken pour repousser Molasar, le regard d’Eva Cuza se perd dans le lointain, dans le hors-champ, espérant sans doute une ultime manifestation de l’être surnaturel qu’elle aura brièvement aimé.

La Forteresse noire

La Forteresse noire

Si le temps de l’amour est problématique pour les personnages de Michael Mann, en revanche l’action menée leur permet d’approfondir leur connaissance de soi.

Regards brisés
Dans Le Sixième sens, Will Graham poursuit le psychopathe Dollarhyde dans une véritable course contre la montre pour éviter que le tueur ne récidive. Une traque délimitée par deux régimes d’images qui renvoient à un passé heureux et un avenir indécis et donc terrifiant? Ces deux pôles temporels sont ainsi représentés par les photos de famille des victimes auxquelles Graham se ressource régulièrement (comme moyen d’apaiser sa psyché et relancer sa motivation à mettre le grappin sur le meurtrier) et son propre reflet dans des vitres et qui tend à s’estomper, voire disparaître à mesure que son esprit fraye de trop près avec celui du tueur. Le flux temporel auquel l’action de l’enquêteur est soumise martèle la quête identitaire nécessaire pour ne pas sombrer. Une crise qui infuse la filmographie de Mann et se résout généralement par la confrontation avec l’image de ce que l’on combat (Graham passant à travers la vitre de la demeure de Dollarhyde pour lui sauter dessus) ou de ce que l’on aspire à être (Ali à Kinshasa face à la fresque murale le représentant). Le tempo qui s’impose alors à eux influe la découverte ou la révélation de ce qu’ils sont au plus profond.
Garder le contrôle du rythme, c’est conserver la mainmise sur sa destiné, son image.

Le Sixième sens

Le Sixième sens

Ali

Ali

un des enjeux primordiaux pour les flics undercover de Miami Vice (série et film) est de garder le contrôle de son identité, ne pas se laisser dériver. Ou se laisser dépasser par les événements comme Franck le solitaire de Thief. Et lorsque tout devient insaisissable, il ne reste plus comme échappatoire qu’à modéliser l’image que l’on laissera de soi.
Neil McCauley tentera de substituer à ses traits une simple trace ou Nick Hathaway perdra son calme en comprenant que l’on a capté son image à son insu. Et c’est évidemment ce qui défini la fuite en avant de Dillinger dans le trop mésestimé Public Enemies.

Heat

Heat

Hacker

Hacker

Confronté au tableau de chasse du FBI, le gangster ne voit qu’une issue pour non pas faire durer sa course mais en choisir le terme.

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Désormais dans l’impossibilité de retrouver sa fiancé, il ne lui reste plus qu’à se réfugier hors d’un temps qui lui échappe de toute façon (il est dépassé, littéralement, par le maillage du crime et de la justice). Afin de conjurer sa fin programmé, son obsolescence, il se rend dans un cinéma projetant Manathan Melodrama (L’Ennemi public n°1) où Clark Gable l’incarne à l’écran. Les plans et le montage instillent alors une correspondance ultime entre son image publique et sa représentation fictive, lui assurant une certaine forme d’éternité
Autrement dit, pour perdurer, Dillinger s’assure que sa légende soit bien imprimée (sur pellicule).

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Finalement, il poursuit le même objectif que Hathaway dans Hacker. Les deux luttent pour résister à un monde devenu réseau, l’époque de Dillinger étant le prémisse des flux qui dominent celle d’Hathaway. Ils ne pourront conserver uen certaine forme de liberté qu’en gardant le contrôle de leur image. Si pour Dillinger cela consiste en sa dissolution dans une image de cinéma plutîot que d’être limité à une photo épinglée sur un pan de mur, pour Hathaway il s’agit de parvenir à esquiver la capture ultime de sa trace, disparaître enfin des écrans comme semble le suggérer le plan final où lui et sa compagne deviennent des silhouettes noyées parmi le flot des images de surveillance de l’aéroport.
Pour les personnages mannien, tout se résume donc à avoir assez de temps pour sortir du champ.

Et sinon, il ne reste plus qu’à imiter Franck le perceur de coffres de Thief, tout quitter, brûler ses rêves et en finir avec cette illusion de liberté qu’ils se sont eux-mêmes forgés.

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Nicolas Zugasti

 

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