Interrogé par Mark Salisbury sur la genèse de La Planète des singes, réalisé pour la Twentieth Century Fox en 2001, Tim Burton raconte comment il s’est laissé prendre dans la production du film comme on se fait emporter vers le large par une vague qui déferle brusquement sur le littoral : « (…) on se retrouve dans une situation bizarre, du genre : “OK, on fait le film, on veut qu’il sorte à cette période-là, et voilà le scénario qu’on a choisi.” Ce à quoi vous répondez : “Bon bah… d’accord.” » Puis, plus loin : « Encore une fois, c’est Hollywood tout craché. Tout est question d’impulsion : il est si difficile de mettre des projets sur les rails qu’on peut se retrouver pris par une vraie lame de fond. » (Tim Burton. Entretiens avec Mark Salisbury, éd. Sonatine, p. 206-207.) Prisonnier de la lame de fond, c’est la noyade quasi assurée.
C’est sans doute la principale caractéristique des rapports qui lient le pur créatif au pur commercial : le premier n’a pas toujours suffisamment les pieds ancrés sur la terre ferme pour être capable de résister à la force du second. Le commercial possède l’énergie et l’enthousiasme dévorant qui en font un génie du marketing, tandis que le créatif, s’il sait peindre, écrire, mettre en scène ou jouer, n’a aucune idée de la manière dont il pourrait se vendre, raison pour laquelle il s’en remet au premier. L’industrie hollywoodienne a parfaitement conscience de sa capacité à attirer les créateurs pour mieux les broyer dans sa vaste machinerie semblable à celle qui avale et digère Charlot dans Les Temps modernes. Tim Burton s’est fait avoir à l’époque de La Planète des singes, ayant signé pour tel scénario et tel budget, avant qu’on lui impose tel autre et tel autre (script réécrit de fond en comble, budget réduit à rien), sans qu’il ne puisse plus stopper les rouages de cette créature faite de métal et de boulons qu’on appelle le système. Qui serait assez naïf pour croire que la Fox, en engageant Burton dans ce projet de remake, souhaitait réellement produire un bon film ? Non. La Fox voulait un nom-prétexte, un MacGuffin de la mise en scène, une caution artistique, à l’instar de la Warner lorsqu’elle lui proposait Batman à la fin des années quatre-vingts – mais la Warner, elle, avait perdu face à un Burton remonté comme une pendule, assez sûr de son talent pour transformer ses contraintes en une vraie liberté créative, et transformer ce Batman – ces Batman – en œuvres personnelles et fortes. Ce ne fut pas le cas de La Planète des singes, machin indigeste dont même le plus hypocrite des analystes aurait du mal à tirer quoi que ce soit de valable. Burton avait alors fermé les yeux, rangé sa fierté au vestiaire, adopté une courte vue, et simplement dit « OK ».
Dans Big Eyes, son nouveau long-métrage, produit par les frères Weinstein, Tim Burton fait dire à son héroïne Margaret Keane – lorsque son mari Walter lui propose d’endosser la paternité de ses peintures sous prétexte qu’il saura les vendre mieux qu’elle ne pourrait jamais le faire – la même chose que lui-même répondit autrefois aux pontes de la Fox : « OK ». Dès les premières scènes d’exposition publique des portraits imaginés par Margaret Keane, ces enfants pâles et mélancoliques aux yeux démesurément agrandis, Burton divise l’espace du récit en deux territoires qui ne se croiseront que très rarement : celui de Margaret, un atelier sombre et isolé du reste de l’habitat par une porte constamment fermée (une minuscule fenêtre qui laisse entrer un minimum de lumière, puis dans la seconde maison du couple, des rideaux perpétuellement tirés, dessinent les contours d’un antre d’enfant autiste plutôt que d’un atelier d’artiste) ; et celui de Walter, qui englobe tout le reste, depuis les différentes pièces de la maison jusqu’à la vastitude de la ville tout entière, en passant par les lieux d’exposition (cafés, galeries, etc.) et les salons mondains. À elle le travail d’esclave à l’isolement. À lui les feux de la rampe, la célébrité et tous les avantages qui font avec – du moins jusqu’à cette confrontation humiliante avec le critique d’art du New York Times, John Canady (rôle bref, mais brillant, de Terence Stamp).
L’intérêt du dernier né de l’imagination de Burton, écrit par les deux compères auxquels on doit déjà cette autre réussite biographique qu’est Ed Wood (film qui marque, pour de nombreux amateurs du réalisateur, la frontière entre les deux carrières de Burton – les bons films lui étant antérieurs), Scott Alexander et Larry Karaszewski, ne réside pas tant dans la (re)découverte de l’œuvre prolifique de Margaret Keane que dans les ficelles psychologiques qui sous-tendent le parcours de celle-ci. Tim Burton n’a pas tardé à confirmer ce que tout le monde pensait depuis l’annonce du projet : que les enfants aux « big eyes » des tableaux de Keane ont suffisamment impressionné le réalisateur pour qu’il s’en inspire lui-même dans ses dessins de jeunesse (voir La triste fin du petit enfant huître et autres histoires, recueil de poèmes agrémentés d’illustrations, disponible en France chez 10×18). Au-delà de cette « révélation », il faut avouer que les peintures de Keane ne possèdent qu’un intérêt artistique très limité. Essentiellement parce que leur répétition finit par en gommer toute la portée ; et ces personnages que l’on observe avec admiration dans les premiers instants deviennent rapidement insupportables du fait même de leur reproduction à l’infini. Autant dire que le critique du New York Times, aussi cruel fût-il, avait raison en reprochant (en 1964) à ces peintures d’être « l’œuvre d’un tâcheron dépourvu de goût ». Le kitsch a tué les « grands yeux ». Tout autant que cette impression que leur créatrice avait finalement peu de choses à exprimer.
Non, ce qui rend le film passionnant, c’est bien le caractère effacé et timide de Margaret Keane, opposé à celui, décidé et fonceur, de son mari Walter. Ce conte de fées perverti démarre en 1858 dans une banlieue (Burbank ?) de Californie, soit l’année de naissance du petit Tim. Margaret prend ses cliques et ses claques et fuit cette banlieue impersonnelle, aux maisons tristement identiques, cette banlieue qui rendait Burton si mélancolique et que l’on retrouve caricaturée dans plusieurs de ses films (notamment Edward aux mains d’argent), elle la quitte seulement alourdie d’une valise, de son matériel de peinture et de quelques toiles, laissant derrière elle un premier mari et une vie gâchée. Sa rencontre avec Walter, sur un stand d’artistes façon place du Tertre à Montmartre, lui redonne confiance en l’amour. Les deux tourtereaux se passent rapidement les bagues aux doigts. Walter vit sur la nostalgie d’un vieux séjour à Paris, où il suivit les cours aux Beaux Arts et dont il peignit quantité de rues qui constituent la totalité de son œuvre. La répétition est également dans ses gênes. Admirateur du talent de sa femme, Walter endosse le rôle d’agent pour faire connaître celle-ci, ce qu’il parvient à faire au-delà de toute mesure : les « grands yeux » de Keane ont marqué la première ère de la consommation culturelle de masse. Walter n’a pas seulement vendu les peintures de sa femme, il les a transformées en posters et en a inondé le marché (un poster se vend plus facilement qu’une toile originale, et peut être reproduit à l’infini). Burton ouvre son film sur une citation d’Andy Warhol dont on jugera l’ironie mordante : « Je pense que ce qu’a fait Keane est fabuleux. Il faut bien que ce soit bon. Si c’était mauvais, son travail ne serait pas apprécié par tant de monde. » Ou comment décréter que c’est la majorité qui crée le talent, et pas l’inverse.
Si Walter Keane n’avait pas exercé ses talents de pur commercial avec l’œuvre de sa femme, celle-ci eût-elle jamais obtenu le même succès ? On est en droit d’en douter. Walter a beau avoir été un opportuniste cynique et intéressé, il a littéralement « créé » l’image publique de Margaret Keane. Il a fait de sa vie à elle un conte de fées – pour lui d’abord, certes, mais tout de même. Le choix de confier le rôle à Christoph Waltz, dégoulinant de charme et de génie, témoigne des sentiments ambigus qu’entretient Burton à l’égard de ce charlatan beau-parleur, Burton qui lui-même a souvent été charmé par le chant des sirènes d’Hollywood, et souvent encore, s’est montré incapable de leur résister. « OK », répond Margaret à Walter lorsque celui-ci lui propose / lui impose de s’attribuer la paternité des enfants aux grands yeux, parce qu’il sait comment parler à la presse, comment donner envie aux gens d’acheter, comment faire de cette œuvre intimiste et – il faut le dire – ennuyeuse un best seller de l’industrie picturale. Waltz parle de son personnage avec beaucoup de justesse et de lucidité : « J’aime Walter Keane pour son marketing, pour avoir réussi à maintenir l’escroquerie si longtemps et pour la façon dont il est parvenu à grimper l’échelle sociale depuis tout en bas. Je ne suis pas complètement contre lui. Elle faisait partie du plan. Elle savait, ce qui change tout. » Les derniers mots donnent la clé de la fascination qu’a Tim Burton pour ses deux protagonistes : « elle savait ».
Margaret savait, et elle y est allée tout de même. Se dissimuler dans l’ombre, peindre seule et ignorée de tous, confier ses obsessions artistiques à son mari – Margaret connaissait le prix à payer, mais elle n’a pas longtemps hésité, semble nous dire Burton. Parce que la reconnaissance. Parce que l’occasion d’atteindre l’objectif désiré par tous ceux qui expriment leurs émotions à travers un art, quel qu’il soit : toucher les gens, un maximum de gens, et pour cela parvenir à les convaincre qu’ils doivent y venir voir. Dans le film, Margaret finit par réclamer ses droits et impose, à son tour, ses vues à son mari, à travers un procès retentissant. Mais Burton montre ce basculement d’une façon ambiguë. Ayant quitté Walter depuis un an et déménagé à Honolulu avec sa fille, Margaret est confrontée de nouveau au vampirisme de son mari, qui en l’échange d’un divorce réclame cent tableaux de « grands yeux », histoire d’affronter sereinement l’avenir. C’en est trop pour elle. Passe encore d’avoir été utilisée pendant des années, mais une fois quittée la sphère d’influence de Walter, elle n’a qu’un désir : retrouver la part d’elle-même qu’elle a perdu. Ce qui la pousse à vouloir remettre son nom sur les « grands yeux », ici, c’est moins un besoin de reconnaissance qu’une façon de réaffirmer sa liberté retrouvée sur son mari. Margaret répète la première séquence du film : elle prend ses cliques et ses claques et laisse son existence derrière elle ; mais parmi ses affaires se trouvent ses tableaux, et ses tableaux sont sa propriété inaliénable. Ses enfants aux grands yeux, c’est elle-même, répétée encore et toujours. Qu’on veuille l’en priver, et elle contre-attaque.
Inutile d’ouvrir de grands yeux pour voir que Burton nous parle surtout de lui. En réalisant des films comme Charlie et la chocolaterie et Dark Shadows pour la Warner d’un côté, Alice au pays des merveilles et Frankenweenie pour Disney de l’autre, Burton a peut-être signé un pacte avec le diable, mais il l’a fait en connaissance de cause. Il savait. Si l’on met de côté un Frankenweenie brillant qui lui a permis de renouer avec ses premières amours, ainsi que son gothique mais discutable Sweeney Todd (Warner), nul doute que Tim Burton s’est « disneyisé » en partie, mettant son talent au service de la puissance marketing des grands studios, transformant sa relation de travail avec Johnny Depp en geôle artistique (et qui mieux que Depp, aujourd’hui, personnifie la disparition du moi au profit du succès ?). Les « grands yeux » de Keane représentaient peut-être une touche personnelle à ses débuts, mais ils sont devenus, avec le temps, un simple et grossier gimmick ; et n’est-ce pas par la recherche du gimmick que Burton s’est laissé progressivement déposséder de son art ? N’est-ce pas la répétition épuisante de son style (fantastique + personnages étranges + architecture décalée) qui, mêlée à la débauche transformiste de son acteur fétiche, a fini par corrompre ses messages, ainsi que son aptitude à nous restituer une certaine vision du monde ? Big Eyes ouvre la fenêtre sur le caractère secret de Margaret Keane (le visage tour à tour angélique et déboussolé d’Amy Adams édifie à lui seul l’architecture complexe de ce personnage) et, in fine, sur celui d’un Tim Burton aussi critique envers lui-même qu’il l’est à l’égard de Margaret.
À Mark Salisbury, toujours au sujet de La Planète des singes, Burton confiait encore ceci : « A Hollywood, ce genre de chose arrive tout le temps [se retrouver emporté par la lame de fond]. Pourquoi je n’ai pas retenu la leçon ? Je l’ignore. Aujourd’hui, j’espère que c’est enfin le cas. » Et non. Burton n’a pas compris. Il savait, il a toujours su, et il a encore dit oui, maintes et maintes fois – à Disney, notamment, cette industrie qui avait si mal réagi à l’imaginaire morbide de son jeune talent, à ses gamins pâles, fantomatiques et dotés de si grands yeux, et l’avait poussé à partir vers d’autres horizons. À l’époque, les grands yeux se battaient contre les grandes oreilles ; mais aujourd’hui, grands yeux et grandes oreilles mènent le même combat. Et ce combat, Burton l’a perdu. Sauf pour Big Eyes, rare instant de lucidité du créateur dans une carrière vendue au marketing et à l’approbation de la majorité. Ironique, Andy Warhol ? Non : lucide.
Eric Nuevo
Big Eyes
2015
Réalisation : Tim Burton
Scénario : Scott Alexander, Larry Karaszewski
Photo : Bruno Delbonnel
Musique : Danny Elfman
Production : The Weinstein Company
Durée : 106 minutes
Avec Amy Adams, Christoph Waltz, Krysten Ritter, Jason Schwartzman…
Distribution : StudioCanal
Sortie le 18 mars 2015