Malgré sa grande popularité, on a tendance à cantonner Georges Lautner dans la comédie façon Tontons flingueurs ou Barbouzes. Si ces deux titres restent ses titres de gloire unanimement repérés, on aurait tort de croire que le gentil Georges n’a fait que répéter les mêmes schémas. Pathé sort en DVD et Blu-ray quatre films superbement restaurés de Lautner, passionnants parce qu’ils montrent son évolution : Le 7e juré (1961), plus proche du drame que de la comédie, la naissance d’un style avec les deux Monocle (1961 et 1962) et Mort d’un pourri (1977) qui n’a rien à voir avec tout cela, polar politique mené par Alain Delon et une pléiade de comédiens populaires. Comme si Lautner avait joué d’autres airs que ceux pour lesquels il est connu.
Lautner débute sa carrière de réalisateur en 1958 avec La môme aux boutons et, sitôt son film suivant, Marche ou crève, trouve en Pierre Laroche un dialoguiste idéal. On sait que ce dernier, qui était l’époux de la cinéaste Jacqueline Audry et qui avait travaillé avec Jacques Prévert, a pu être l’un des précurseurs de Michel Audiard. Polémiste au Canard enchaîné, où œuvrait également un autre grand dialoguiste du cinéma français, Henri Jeanson, Pierre Laroche était capable de glisser dans ses scripts quelques phrases étonnantes, comme dans Fantômas contre Fantômas (1949) où il fait dire au (méchant) médecin incarné par Aimé Clariond que les gens de la Gestapo n’avait pas de si mauvaises idées, sous-entendu pour torturer. Qu’on parle des SS dans une comédie policière est plutôt déconcertant, surtout quand elle est tournée quatre ans après la guerre.
Commençons par Le 7e juré, tourné pourtant entre Le monocle noir et L’œil du monocle. Écrit par Pierre Laroche et Jacques Robert d’après le roman de Francis Didelot, le film est proche des premières réalisations de Lautner : un sujet sérieux – ici un notable d’une petite ville, pharmacien à Pontarlier, tue une jeune femme qui avait le malheur de se bronzer seins nus au bord d’un lac et se retrouve juré au procès d’un faux assassin arrêté par la police -, noyé dans un cynisme très noir, renforcé par l’utilisation de la voix-off. La réunion des bourgeois de la ville jouant au bridge tous les soirs, avec le pharmacien, le juge, le commissaire et le vétérinaire, et relatant de l’actualité est typique du style de Laroche. On peut également se demander si la présence au générique de Danièle Delorme, une actrice qui a auparavant beaucoup travaillé avec Jacqueline Audry, n’est pas liée au scénariste. À ses côtés, plusieurs acteurs que l’on retrouvera dans la filmographie de Lautner : Bernard Blier (dont le fils Bertrand est assistant-réalisateur sur le film), Francis Blanche, Maurice Biraud, Robert Dalban, Albert Rémy et Raymond Meunier.
On retrouve ce ton particulier, qui oscille entre le sérieux, le cynisme et le drolatique, dans Le monocle noir. Rien de risible pourtant à l’origine de ce roman du colonel Rémy. L’histoire de ce barbon provincial d’extrême droite, nostalgique de Hitler qui s’entoure d’un mussolinien, de quelques nazis et de farouches hommes de main, n’a a priori rien pour faire rire. Les services spéciaux de différents pays envoient leurs hommes pour retrouver un fugitif SS que cache le vieux marquis, incarné par un Pierre Blanchar haut en couleur. Dès le départ, Laroche en profite pour semer le doute avec deux des gros bras du marquis, Raymond Meunier et Raoul Saint-Yves, qui apportent systématiquement un contrepoint comique à l’action.
Quelques dialogues méritent d’être cités. À Marie Dubois qui se plaint que « tout cela ne s’arrêtera donc jamais », Lutz Gabor répond, imperturbable : « C’est la guerre ! Elle a commencé il y a dix mille ans. » Albert Rémy, le conservateur du château où se déroule l’intrigue, se retrouve mêlé bien malgré lui à cette histoire d’espionnage. Quand il voit l’un des agents français se débarrasser d’un méchant, Rémy lui demande : « Vous n’allez quand même pas tuer un homme de sang froid ? » À quoi répond le brave Trochu, joué par l’inégalable Jacques Marin : « Si en plus il faut se mettre en colère… »
Tout est du même tonneau dans Le monocle noir. Qui doit son titre au personnage joué par Paul Meurisse qui arbore un œil blanc aveugle et le fameux monocle noir. Très mystérieux au début – et on sait, quand on l’a vu dans Les diaboliques avec un maquillage identique, combien Meurisse peut être inquiétant -, le commandant Dromard se transforme étonnement en cours de récit. Avec sa manière de porter haut son arme, de marcher en sautillant presque, de rester imperturbable et, malgré tout, de pleinement jouer le rôle d’un officier des Renseignements, Meurisse entraîne le film, avec le plein accord de Lautner, vers le burlesque et lui donne un ton innovant. Mais ne nous trompons pas. Nous ne sommes pas dans une de ces comédies typiquement franchouillardes dans lesquels les comédiens tentent à tout prix de sauver les meubles. Ici le récit se tient, les acteurs sont excellents et la mise en scène est tout sauf gratuite : grâce aux trouvailles du chef-op Maurice Fellous, elle joue avec les décors, s’abime dans des plongées et contre-plongées dans des escaliers et des souterrains, place des cadavres en amorce de la caméra et utilise la profondeur de champ avec une image toujours nette.
Bertrand Blier, qui était assistant-réalisateur avec Claude Vital sur le tournage de cette « comédie déconnatoire de série B » (il l’appelle ainsi), le dit dans un des bonus : avec ce film, Georges Lautner trouve son style, celui qui éclatera deux ans après avec les immortels Tontons. Évoquant le jeu de Meurisse, il rappelle : « Il n’est pas interdit par contrat de tenir son revolver comme un cierge dès le premier moteur. »
Ce style en train de s’inventer, on le retrouve dans L’œil du monocle que Lautner tourne l’année suivante avec quasiment la même équipe. Pierre Laroche disparaît du scénario au profit de Jacques Robert, qui avait déjà collaboré à l’écriture du premier Monocle. Le colonel Rémy est toujours là, ainsi que Maurice Fellous à l’image, Jean Yatove pour la musique et, pour l’interprétation, Paul Meurisse, Elga Andersen et Raymond Meunier, ce dernier dans un rôle différent, cette fois du bon côté de la barrière.
Le film démarre sur des nazis sur une plage. Qui dit nazis dit Wagner et qui dit Wagner dit Walkyrie, lien évident avec le précédent film puisque c’est également La Walkyrie que l’on entendait lors du son et lumières du château dans Le monocle noir. Autre clin d’œil sans doute : Georges Lautner apparaît en officier nazi pour quelques plans muets. L’œil du monocle est à l’affiche en novembre 1962 et, cette même année, au mois de mai, était sorti Un singe en hiver, au début duquel son réalisateur Henri Verneuil était lui aussi costumé en officier teuton. Nous retrouvons donc dans ce nouveau film le commandant Dromard, toujours interprété par le distingué Paul Meurisse, flanqué à présent de Poussin (Robert Dalban) et non plus de Trochu. Lequel Poussin l’accompagnera dans sa troisième aventure Le monocle rit jaune. Le trésor de Hitler a été enseveli sous la mer quelque part au large de Bonifacio et le seul survivant de l’aventure est aujourd’hui le gros Paul Mercey, qui attire les convoitises de tout un tas d’espions, à commencer par Dromard, suivi par des Britanniques, des Russes, une Allemande et une Italienne, toutes deux ravissantes.
Encore plus parodique que Le monocle noir, ce second scénario tire sur des ficelles comiques déjà mises en place dans le premier opus. Ainsi, Meurisse surjoue-t-il l’espion flegmatique et stylé, jusque dans sa façon de danser, de nager ou de prononcer « calcioume » pour dire que l’espion anglais manque de calcium. Et lorsqu’au restaurant, il s’extasie sur le caviar et en commande avec du champagne millésimé, Dalban demande simplement « un museau vinaigrette ». Une fois encore, le dialogue fait mouche. Dans un bar, Mercey ennuie une jeune femme avec ses histoires de la guerre, les plaines d’Ukraine, la pluie qui tombe… À quoi la dame répond : « Je connais, je viens de Lyon ! » Petite précision : Jacques Robert, le dialoguiste, était natif de la capitale des Gaules. Ou Robert Dalban qui soupire, au cours d’un combat : « On n’a pas idée d’ouvrir le feu par une chaleur pareille ! »
Mais c’est surtout le travail de Lautner et de son chef op, Maurice Fellous, qu’il faut encore saluer ici. Dans un splendide noir et blanc, Lautner prouve qu’il sait composer ses images, plaçant souvent dans le même plan plusieurs de ses personnages pour éviter les classiques champs/contrechamps. La profondeur et la netteté sont encore magistrales ici, tel ce plan sur le bateau où se retrouvent en décalé et l’un derrière l’autre Elga Andersen, Maurice Biraud et Robert Dalban. Le cinéaste et son opérateur utilisent admirablement le décor naturel : l’intégralité du film est tournée à Bonifacio, véritable personnage. On voit ses ruelles, sa citadelle, sa marine, ses falaises, ses plages, ses processions religieuses, sa Légion étrangère sans que jamais Lautner ne se moque du folklore corse ni ne nous serve les habituelles blagues adressées à la population de l’île.
Autre tendance lautnérienne flagrante ici : l’utilisation d’un personnage vraiment bizarre. Parmi les tueurs qui parsèment le film, il en est un qui est interprété par Jean Luisi (sans doute le seul vrai Corse du générique) et qui ne dit jamais rien mais se contente de rire. Et quel rire ! Une fois trépassé, son personnage se retrouve dans un frigo et chaque fois que celui-ci est ouvert pour prendre un aliment ou une bouteille, le visage de Luisi apparaît. Ce genre de gag visuel n’appartient qu’à Lautner, de la même façon qu’il glisse, à la fin des Tontons flingueurs, le personnage du Monocle (Paul Meurisse passe fugitivement au moment du mariage final) et que, au début du Monocle rit jaune, c’est Lino Ventura, personnage principal des Tontons, qui croise Meurisse et Dalban au cours de leurs pérégrinations chinoises. On retrouve aussi complètement le cinéaste dans les discours qui suivent la présentation du personnage de Maurice Biraud. Dans L’œil du monocle, Biraud est sculpteur comme Claude Rich est musicien dans Les tontons. L’un et l’autre ont choisi l’abstraction et les discours fumeux et tout cela semble réjouir Lautner.
Ce savoir-faire dans la comédie, qui va devenir un véritable style grâce à la série des Monocle, Lautner va bien sûr l’illustrer par la suite (Les tontons, Des pissenlits par la racine, Les barbouzes, Ne nous fâchons pas, etc.), jusqu’à devenir selon certains, dont Jean-Michel Frodon que je cite ici, « un exécutant fiable capable de s’adapter au terrain ». C’est sans doute vrai, même si Lautner est encore capable de nous étonner, comme avec Mort d’un pourri.
Tourné en 1977, entre On aura tout vu et Ils sont fous ces sorciers – si ce dernier est plutôt indigeste, on aurait tort de se détourner du premier, film attachant sur un auteur obligé de suivre les modes, ici celle du porno, pour survivre et s’exprimer et qui est peut-être une sorte de portrait en creux de Lautner lui-même – , Mort d’un pourri ne ressemble en rien à un film de Lautner. Scénarisé et dialogué par Michel Audiard d’après un roman de Raf Vallet (déjà auteur du Pacha tourné par Lautner et écrit sous le pseudo de Jean Delion), ce film est tout autant un polar qu’une plongée dans le monde corrompu de la politique et la description d’un homme qui, à force de vouloir rester honnête, va se retrouver très seul. Audiard lui-même a amorcé un virage l’année précédente en écrivant pour Verneuil Le corps de mon ennemi, délaissant pour un temps la comédie farfelue pour se diriger vers le polar.
Affichant un casting impeccable (Stéphane Audran, Ornella Muti, Klaus Kinski, Julien Guiomar, Mireille Darc, Jean Bouise, Daniel Ceccaldi, Michel Aumont tout jeune, François Chaumette, Henri Virlojeux, Xavier Depraz dont la voix de basse s’est beaucoup illustrée à l’Opéra de Paris), Mort d’un pourri met une fois de plus face à face Alain Delon et Maurice Ronet. Ces deux-là ont déjà eu affaire dans Plein soleil (1960) et La piscine (1969), chaque fois au détriment de Ronet qui mourrait noyé de la main de Delon. Ici, ils sont réellement amis et le film nous entraîne sur une autre piste. Une autre piste sur laquelle on croise de richissimes hommes d’affaires, des politiciens plus ou moins véreux, des flics et des gros bras dont beaucoup ne veulent qu’une chose : étouffer un coup-bas politique. Tourné en pleine période giscardienne, qui eut son lot de scandales, le film réveille quelques échos. Il reste un bon Delon avec ses questions qui trouvent du temps à trouver leurs réponses, son suspense, ses courses-poursuites, ses rebondissements…
Précisons enfin qu’à côté des quatre films de Georges Lautner, Pathé sort deux autres films restaurés : L’amant et L’ours de Jean-Jacques Annaud.
Jean-Charles Lemeunier
DVD et Blu-ray disponibles en versions restaurées chez Pathé à partir du 4 février 2015
Mythique, le Lautner !