Il fut une époque, lointaine il est vrai, où le cinéma américain ne connaissait pas l’hégémonie qu’il a acquise depuis. Où les Européens étaient capables de créer des œuvres qui allaient influencer à tout jamais les cinéastes yankees et la cinématographie mondiale. Et ce n’est pas le grand D.W. Griffith qui prétendra le contraire, lui qui, en voyant en 1914 le Cabiria de Giovanni Pastrone, ses décors grandioses et ses mouvements de foule, se dit qu’il était possible de réaliser son rêve : une grande fresque où des histoires multiples se dérouleraient à l’Antiquité, à l’ère du Christ, à la Renaissance et à la période moderne, regroupées sous le titre d’Intolerance. Tout cela parce que les décors monumentaux du film italien avaient produit une forte impression sur l’Américain.
Bach Films, un éditeur dont on saluera une fois de plus la ténacité à dénicher des raretés faisant le bonheur des cinéphiles – et des autres curieux- , sort en DVD neuf films italiens échelonnés entre 1911 et 1946, dont justement Cabiria. Allons, Marty, installe-toi vite dans la DeLorean et remontons le temps d’un petit siècle, histoire de voir qui étaient les cinéastes de ces temps héroïques. Nom de Zeus !
Trois films muets sont présentés dans cette nouvelle collection : L’Inferno (1911, L’Enfer) de Francesco Bertolini, Giuseppe De Liguoro et Adolfo Padovan, Gli ultimi giorni di Pompei (1913, Les derniers jours de Pompéi) d’Eleuterio Rodolfi et le déjà nommé Cabiria (1914) de Pastrone. Les trois se revendiquent de la littérature. L’Enfer est une adaptation de la Divine comédie de Dante, dans laquelle le poète a droit à une visite guidée des Enfers menée par Virgile. Pompéi a dû ses lettres de noblesse au romancier britannique Edward Bulwer-Lytton. Quant à Cabiria, le film porte le sceau du grand poète Gabriele D’Annunzio, qui en signe les intertitres. Les spécialistes se disputent pour savoir si oui ou non Cabiria est adapté du Carthage en flammes d’Emilio Salgari (auteur d’une série de romans d’aventures dont le fameux Sandokan, transposé plusieurs fois au cinéma). Carmine Gallone tournera en 1960 l’adaptation officielle de Carthage en flammes. Plus sûrement, Cabiria s’inspire des récits historiques de Tite-Live.
D’une durée de 71 minutes (soit cinq bobines qui montrent 54 scènes), L’inferno est sans aucun doute le plus ancien long-métrage que l’on puisse voir. Produit par la Milano Films, il eut fort à faire avec la concurrence. Déjà ! En effet, cet Enfer-là fut pris de vitesse par une plus petite compagnie, Helios Films, qui sortit son propre Enfer, beaucoup plus court (une vingtaine de minutes), trois mois avant. On croyait perdu ce film réalisé par Giuseppe Berardi et Arturo Busnengo : il a été retrouvé au sein de la Filmothèque vaticane. Visible sur internet, ce film présente de curieuses similitudes avec celui de la Milano Films. Bien sûr, ils sont tous deux tirés de la même œuvre littéraire et se sont inspirés des gravures de Gustave Doré.
La version que nous livre Bach Films, celle de la Milano, est donc passionnante à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle présente, mais c’était déjà le cas avec le récit de Dante, un mélange d’iconographies chrétienne et antique. L’aimée de Dante, Béatrice, demande au poète latin Virgile d’escorter son amoureux dans les Enfers, de le guider et le sauver le cas échéant. Les Enfers, tels qu’ils sont décrits dans le film, sont ceux de la mythologie, avec le fleuve Achéron à franchir dans la barque de Charon, Cerbère le chien à trois têtes, le dieu Pluton, etc. Or, en montrant Béatrice, Pastrone insiste sur son aspect virginal et nimbe sa tête d’une auréole. Étonnement encore avec la présentation des âmes éplorées vivant dans ces lieux souterrains : leurs corps sont nus ce qui, pour l’époque, est un pari assez osé.
Le récit suit la trame de la Divine comédie et Dante croise tour à tour les personnalités (Homère, Horace, Ovide, Lucain mais aussi Cléopâtre, Didon et Hélène de Troie), les âmes coupables qui passent devant le juge Minos, le cercle des gloutons, celui des avares… Il pénètre dans les marécages du Styx, voit les tombes de feu des hérétiques, le monstre Géryon, les suicidés transformés en arbres, les démons qui fouettent les damnés, les hypocrites portant des capes de plomb, les voleurs mordus par des serpents… On est émerveillé par l’inventivité dont font preuve les cinéastes de ces temps héroïques où tout est à inventer avec les moyens du bord. Certains trucages peuvent faire sourire (comme lorsque Dante et Virgile volent), d’autres sont carrément réussis, grâce sans doute à leur simplicité : les personnages placés au premier plan paraissent des géants. Et un homme sur fond noir, cagoulé de noir, tient sa tête dans la main. Et ça marche !
Chacun des cercles de l’Enfer parcouru par Dante et Virgile est différent du précédent et cette variété donne toute sa force au film. Les deux visiteurs font également la connaissance de quelques personnages (Francesca de Rimini et son amoureux Paulo, Pierre de Vigna ou Ugolin qui, avec ses enfants, meurt de faim dans un cachot) dont on retranscrit l’histoire. Le film passe ainsi de séquences tournées en studio (chaque fois qu’il raconte les raisons de la présence aux Enfers de tel ou tel personnage ou pour certains supplices) avec d’autres tournées dans la nature, que ce soit dans des paysages volcaniques ou dans une forêt. Avec ses diables et ses âmes en perdition, l’Enfer tel qu’il apparaît en 1911 aura une descendance : on en retrouve des éléments dans le Dante’s Inferno (1924) de Henry Otto, dans le Maciste all’inferno (1925, Maciste aux enfers) de Guido Brignone et le Dante’s Inferno (1935) de Harry Lachman.
Tourné deux ans après, Les derniers jours de Pompéi est beaucoup plus statique. Réalisé par Eleuterio Rodolfi, ce film est attribué à tort à Mario Caserini (ne pas confondre avec Mario Camerini) qui avait commencé en 1913 sa propre version de la même histoire qu’il a délaissée, vu l’avancée de sa concurrente. Il se resservira de certaines séquences dans des péplums ultérieurs. Sur internet, Caserini est également crédité pour l’année 1914 d’un Nidia la cieca (Nidia l’aveugle). Or, ce personnage d’aveugle est l’un des principaux des Derniers jours de Pompéi. Quand les mystères nous dépassent, comme disait l’autre, feignons d’en être les organisateurs…
Malgré tous les ingrédients qui deviendront des classiques du péplum (le bain de la patricienne, les jeux du cirque, l’éruption volcanique), le film pèche peut-être par son manque de mise en scène : le bain en toge n’est pas très érotique, les jeux du cirque sont assez platement filmés. Reste l’éruption du Vésuve qui, elle, fait plutôt bonne impression. Mais on se prend à regretter qu’on ne nous ait pas proposé, conjointement à cette version de 1913, celle que Carmine Gallone et Amleto Palermi réaliseront en 1926 : si l’on en croit les images et les commentaires de ceux qui ont vu ce film (qui, d’ailleurs, a été présenté à l’Egyptian Theatre de Los Angeles il y a deux ans et qui fit grosse impression), il est largement supérieur à celui de Rodolfi.
Et nous voici donc en présence de Cabiria. À travers l’histoire d’une enfant enlevée sur les côtes de Sicile par des pirates et vendue comme esclave à Carthage, Pastrone en profite pour mettre en scène quelques-uns des grands personnages de l’Antiquité latine. On croise en effet dans Cabiria Scipion l’Africain et Hannibal, Massinissa le roi numide, Hasdrubal et sa fille Sophonisbe, etc. Cette dernière est incarnée par Italia Almirante Manzini qui, grâce à ce film, devient l’une des grandes stars du cinéma italien, celles que l’on appelait les dive. Cabiria marque également la première apparition à l’écran du personnage de Maciste. Il est ici le serviteur noir d’un Romain et c’est à lui que l’on doit le sauvetage de Cabiria. Ce grand costaud qui fait jaillir ses muscles à la moindre occasion est interprété par Bartolomeo Pagano, un docker génois qui passa le reste de sa carrière à prêter sa corpulence à Maciste, parfois dans des aventures contemporaines de leur réalisation : on voit ainsi un Maciste chasseur alpin pendant la Première Guerre mondiale.
On peut comprendre la fascination de Griffith pour Cabiria : les décors des temples sont somptueux, on voit une éruption volcanique, une bataille navale, des foules en mouvement, une impressionnante montée d’un rempart avec des hommes sautant sur une base de boucliers, tendant eux-mêmes leurs boucliers au-dessus de leurs têtes afin que d’autres y grimpent dessus et ainsi de suite. En cette époque paléolithique du cinéma, Pastrone alterne plans d’ensemble et gros plans, donne du rythme grâce à sa direction d’acteurs, aux mouvements de la caméra et au montage. Il pose les jalons de ce qui va devenir les lieux communs du film antique : la reine orientale fatale – et Sophonisbe a les attraits physiques et la cruauté que l’on prêtera souvent par la suite à Cléopâtre -, le mélange de personnages historiques et d’inconnus qui, malgré eux, vont être mêlés à la grande Histoire… Un siècle après, le film n’a rien perdu de sa grandeur et se montre beaucoup plus cruel (voir par exemple la scène de sacrifice d’enfants au dieu Moloch) que bien des péplums ultérieurs. Nous sommes en 1914 et le cinéma est en train de devenir un art grâce à des films comme Cabiria.
Jean-Charles Lemeunier