Bach Films sort en DVD neuf films italiens échelonnés entre 1911 et 1946. Regardons de plus près ceux qui sont sortis entre 1937 et 1941.
Seul péplum tourné dans les années trente, Scipione l’africano (1937, Scipion l’Africain) de Carmine Gallone est, c’est connu, le parangon du film à vocation propagandiste. Il ne fait aucun doute : Scipion qui part en Afrique battre Carthage, c’est le Duce bien-aimé, Benito Mussolini qui, à cette même époque, est allé conquérir l’Éthiopie pour bâtir un empire italien. On sent bien cela dans le film : un grand homme, des troupes fidèles, le dévouement, la conquête, la grandeur, tout y est. Il y a pourtant un hic : c’est que Annibale Ninchi, qui incarne Scipion, a beaucoup moins de charisme que Camillo Pilotto, l’acteur qui joue Hannibal. Scipion n’est montré qu’à travers ses discours, ses décisions de stratège : il a véritablement une stature. Hannibal, lui, peut être tout à la fois cruel et faible, il doute, est beaucoup plus humain que son adversaire et, surtout, il avoue son amour pour l’Italie : il y fait la guerre depuis quinze ans et ce sont les chefs carthaginois qui le poussent à rentrer au pays parce que Scipion est parti les attaquer. Franchement, à choisir entre Scipion et Hannibal, la sympathie du spectateur n’hésite pas et penche pour le second.
On a reproché à Scipion l’Africain de ne retenir que les héros historiques et de sacrifier des personnages inventés qui auraient nourri le scénario. Jean Gili explique que c’était le choix d’Alessandro Blasetti, pressenti au départ. Il fut écarté du projet au profit de Gallone qui, lui, accentua l’aspect propagandiste de l’œuvre. C’est sans doute dommage. Le film ressemble à une version sérieuse, officielle, de Cabiria : les personnages historiques sont les mêmes – on retrouve encore Sophonisbe en reine fatale digne de Cléopâtre – sans la fantaisie qu’amenaient dans le film muet Cabiria, Fulvius Axilla et son esclave Maciste.
Non pas que Gallone démérite, au contraire : il donne au film un vrai souffle épique et la longue scène de la bataille, avec la charge des éléphants, est véritablement spectaculaire. Au plus fort du combat, Gallone ajoute un élément comique, presque tendre, avec ce joli éléphanteau qui charge au milieu de ses parents et qui est épargné par les soldats romains. Le film n’obtint pas le succès escompté. Aujourd’hui, il a atteint une dimension mythique et mérite largement qu’on s’y intéresse.
Tourné en pleine période fasciste par Alessandro Blasetti, La corona di ferro (1941, La couronne de fer) a ceci de particulier que le film suit les extravagances anglo-hollywoodiennes de l’époque tout en s’en éloignant fortement. Je m’explique : il y a, dans La couronne de fer, des séquences entières qui rappellent quelques bons souvenirs. Le jeune homme (Massimo Girotti) élevé par des lions et qui vit en pagne au milieu d’eux, c’est bien sûr Tarzan ! Lorsqu’il retrouve la civilisation médiévale dont il a été écarté et que, voulant traverser un pont, il affronte un grand gaillard, c’est Robin des Bois poussant petit Jean dans la version Errol Flynn de 1938. Le souverain qui veut marier sa fille et reçoit des prétendants aux cadeaux magiques, c’est Le voleur de Bagdad, féérie de Michael Powell réalisée tout à la fois dans les studios britanniques et américains en 1940. Et pourtant, pourtant… La couronne de fer n’est pas que la version italienne de chefs-d’œuvres interdits de vision par la guerre. On trouve dans ces aventures d‘heroic fantasy, se déroulant dans un Moyen-Âge imaginaire où le merveilleux est fortement présent une cruauté et une charge érotique absentes des films hollywoodiens bridés par le Code Hays et dévolus au public familial. Ici, une femme peut être torturée seins nus, des massacres sont commis devant la caméra, des supplices montrés plein champ, le tout enrobé d’une naïveté un peu kitsch du meilleur effet. Ne nous focalisons pas sur les seules scènes de nudité pour évoquer la sensualité. Le personnage joué par Luisa Ferida, toujours harnachée dans son uniforme, dégage une puissance érotique très forte. Dans le bonus, Jean A. Gili, l’historien spécialiste du cinéma italien, rappelle qu’avec son mari Osvaldo Valenti (qui joue l’un des prétendants de la princesse), elle était une grande vedette. Farouche partisan des fascistes, le couple suivit la débâcle mussolinienne jusqu’à la République de Salo, décrite par Pasolini dans son dernier film. Luisa Ferida et Osvaldo Valenti furent fusillés par les partisans en 1945.
Année de sortie de La couronne de fer, 1941 est aussi celle de Teresa Venerdi (Mademoiselle Vendredi) de Vittorio De Sica. Le cinéma mussolinien ne distribue pas uniquement de la propagande sur grand écran. Un autre des grands courants est celui des telefoni bianchi, ainsi appelé à cause des téléphones blancs dont se servaient souvent les héros de ces comédies. Comédies qui, d’ailleurs, cherchaient à avoir le style et la légèreté de leurs homologues américaines. Nous sommes loin de Cabiria, le cinéma US a envahi la terre entière et beaucoup de pays, en ces temps de crispation politique (avec l’URSS) ou de guerre (l’Allemagne, l’Italie, la France occupée) chercheront à copier le style hollywoodien.
La force de De Sica, autant comme interprète que comme cinéaste, est qu’il reste profondément italien. La trame de Teresa Venerdi pourrait être tirée d’un Feydeau ou d’un Labiche : un médecin ruiné, avec des créanciers à sa porte, accepte un poste dans un pensionnat de jeunes filles et tombe amoureux de l’une d’entre elles. C’est bien sûr charmant mais beaucoup plus que cela. Il y a là dedans – et c’est aux acteurs et à l’écriture du film que l’on doit cette qualité – une forme de gravité derrière la superficialité et un réel bonheur de suivre les aventures de Teresa et de son docteur. Le mélange est subtil : certains personnages sont franchement comiques (Virgilio Riento, le domestique, ou Guglielmo Barnabo, le riche père de la promise du médecin), d’autres versent dans le ridicule (Irasema Dilian, la petite fille riche). D’autres atteignent de la grandeur quand ils ne pourraient être que caricaturaux : ainsi Anna Magnani, qui joue la maîtresse de De Sica, est parfaite. Quant à ce dernier, s’il connaît déjà à l’époque un grand succès comme acteur, entre autres dans les telefoni bianchi de Mario Camerini, il fait ici ses gammes en tant que cinéaste. Il a coréalisé un premier film en 1940 avec Giuseppe Amato (Roses écarlates), suivi la même année de Madeleine, zéro de conduite avec, déjà Irasema Dilian et Guglielmo Barnabo. On le reconnaîtra sans mal, ces gammes sont celles d’un virtuose et De Sica s’apprête à devenir, à l’issue de la guerre, l’un des plus brillants représentants du cinéma italien à travers un courant, le néo-réalisme, dont il est l’un des créateurs avec Roberto Rossellini et le scénariste Cesare Zavattini, grâce à des films tels que Les enfants nous regardent (1943), Sciuscia (1946), Le voleur de bicyclette (1948) ou Umberto D (1952).
Jean-Charles Lemeunier