Bien que datant de 2006, ce n’est que maintenant que le livre de Joe Eszterhas, The Devil’s Guide to Hollywood: The Screenwriter as God!, est traduit en France. Eszterhas, à qui l’on doit l’écriture de films tels Flashdance, A double tranchant, La main droite du diable, Music box, Showgirls, Jade, etc.) officiait à une période féconde du cinéma américain où le scénariste était, à défaut de Dieu, roi. Il en fut même l’un de ses représentants principaux, lui qui fut payé 3 millions de dollars pour le scénario de Basic Instinct. Etre scénariste est bien plus un métier qu’un art aux Etats-Unis. Et de ce fait, nombre de manuels existent sur le sujet, tels ceux de William Goldman, Adventures in the Screen Trade et Which Lie Did I Tell?: More Adventures in the Screen Trade (tout deux excellents car à la fois didactiques et drôles), l’ennemi juré d’Eszterhas qu’il ne manque pas de mettre régulièrement en boite : « Je suis jaloux : Bill Goldman a remporté deux oscars. Moi, aucun. Mais je suis sûr que Bill Goldman est jaloux du fait que j’ai couché avec Sharon Stone. ». Pourtant, l’ambition d’Eszterhas avec ce livre est autre.
De quoi est-il donc question ici ? D’argent ? « Ce livre vous apprendra à gagner de l’argent. » nous assène par deux fois Eszterhas lors des premières pages, avec à l’appui une énumération de chiffres et un déballage de lieux huppés qu’il a pu fréquenter. De sexe via ses mots crus et ses anecdotes sulfureuses ? Une ode à la gloire d’Eszterhas lui-même ? Un peu tout ça à la fois et parfois un peu plus. Car pour celui qui saura dépasser ces premières pages laborieuses et propagandistes au possible et s’adapter au style décousu délibérément adopté ici, le livre devient plaisant. Il impressionne même, non pas tant par le nombre de citations de célébrités qu’Eszterhas utilise pour structurer son ouvrage, mais pas les noms mêmes cités et qui convoquent rien moins qu’une grande partie de ceux qui ont fait l’histoire du cinéma et de la littérature américaine, du plus obscur au plus célèbre et dont les citations sont souvent pertinentes voire même drôles: « Écrivez de façon cinématographique. Raymond Chandler a dit à un ami : « J’imagine que vous connaissez l’histoire du scénariste qui s’est creusé la cervelle pour trouver comment faire comprendre, en une seconde, qu’un couple dans la fleur de l’âge ne s’aime plus. Eh bien il a trouvé, et voilà comment : le couple entre dans un ascenseur ; lui, garde son chapeau sur la tête. À l’arrêt suivant, une femme monte et l’homme enlève immédiatement son chapeau. C’est ça, l’écriture cinématographique. Moi, il m’aurait fallu une scène de quatre pages pour faire passer cette idée. ». » « J’ai très vite cessé de croire au Père Noël, a dit Shirley Temple. Ma mère m’avait emmené le voir dans un centre commercial et il m’avait demandé un autographe. »
Mais même s’il vend son fond de commerce, ce qui est somme toute naturel, il n’en reste pas moins souvent qu’Eszterhas adopte un ton trop suffisant, comme lorsqu’il ne cesse de dire que Basic Instinct lui doit tout. Certes, il en a écrit le scénario mais dans les mains de quiconque, cela aurait pu devenir un vulgaire film. Basic Instinct est ce qu’il est grâce aussi à Paul Verhoeven, Michael Douglas, Sharon Stone, Jerry Goldsmith, Jan De Bont. Eszterhas oublie que le cinéma est un travail d’équipe et qu’avec les bonnes personnes on a toutes les chances d’obtenir un bon résultat. Et c’est là où le livre pêche. A trop vouloir faire l’apologie de son métier et nous rabâcher constamment que le scénariste, éternel incompris dans le système hollywoodien, est en fait celui par qui tout arrive (ce qui n’est pas forcément vrai), le livre passe souvent à côté de ce qui aurait pu être son sujet. Telle lors de deux citations qu’Eszterhas met en parallèle, l’une de William Goldman (« Quand j’étais gosse, les livres, c’était important ; le théâtre, c’était important ; les films, c’était notre plaisir secret. Maintenant, ce qui domine notre culture, c’est le cinéma. ») et l’autre de Norman Mailer (« Les films touchent les gens au plus profond d’eux-mêmes, bien davantage que la littérature. Dans une salle obscure, même ceux qui ne savent pas lire peuvent ressentir des émotions profondes. »). Dans ce rapprochement, Eszterhas touche à ce qu’aurait pu être son livre, une réflexion sur son art, à la frontière entre la littérature et le cinéma et sur l’évolution de ce dernier. Mais il n’en est malheureusement rien.
Et Eszterhas de nous donner qu’un bref aperçu du métier, des conseils sur la mise en condition au moment d’écrire souvent pertinents, sur la façon de se positionner par rapport à Hollywood (et qui ne nous seront guère utile car il faudrait aller vivre aux Etats-Unis pour les mettre en pratique) mais rarement des conseils sur l’acte d’écrire un scénario. Et ce dernier de citer Dan O’Bannon pour bien appuyer son propos : « La plupart des choses qu’on lit sur la façon d’écrire un scénario sont écrites par des gens qui ne savent pas en faire… Il y en a peu qui le savent, et ceux qui le savent ont tendance à ne pas en parler. Pour une raison évidente : pourquoi former ses propres concurrents ? On le sait, mais c’est comme dans les pompes funèbres : les choses se transmettent en secret. »
Finalement, à travers ses brèves de comptoir, voire même d’oreiller tant il est souvent question de cul, c’est d’Hollywood dont nous parle surtout Eszterhas. Que les anecdotes reportées ici soient vraies ou non, peu importe. Comme toute rumeur détient en elle une part de vérité, elles donnent une image du milieu du cinéma hollywoodien qui est certainement proche de la réalité. Et dans les multiples directions que le livre prend, dans les circonvolutions dans lesquels il se perd, dans les virages mal négociés voire manqués, il n’en reste pas moins un ouvrage qui, à la longue, s’avère très sympathique. Comme une conversation à bâtons rompus avec Eszterhas en personne au coin d’un bar, quand la cloche sonne le dernier verre et que son lecteur (nous) et lui-même sont déjà pas mal imbibés et poursuivent la conversation dehors, cherchant un lieu où continuer à se sustenter un peu plus et repousser le levé du soleil. Qu’en restera-t-il le lendemain au réveil ? Un mal de tête de près de 500 pages ? C’est probable mais aussi une furieuse envie de retourner voir le bonhomme, de lui dire qu’il nous avait manqué dans ce cinéma si formaté dernièrement et de se laisser tomber à nouveau dans sa diatribe et vivre par procuration les dessous de cette Mecque qu’est Hollywood.
Philippe Sartorelli
A la conquête d’Hollywood (le guide du scénariste qui valait un milliard) de Joe Eszterhas est paru aux éditions Capricci