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Maurice Tourneur. Que voilà un nom tombé aujourd’hui dans les culs-de-basse-fosse de la mémoire. C’est à peine si l’on se souvient de son fils Jacques et de son passage glorieux à la RKO. Mais si ce n’est le même métier et le talent, les deux Tourneur n’ont pas grand chose en commun. Sinon d’avoir tous deux réussi parfaitement leur carrière américaine.

Redécouvert dans les années 80 grâce à Patrick Brion qui programme dans son Cinéma de minuit, à la télévision, plusieurs grands films de la seconde période française du cinéaste (entre 1930 et son dernier film, en 1948), Maurice Tourneur a l’avantage d’offrir à l’amateur plusieurs carrières. Ce comédien de théâtre français débute au cinéma dans de petits rôles auprès de Max Linder (en 1912), avant de faire ses premiers pas, dès l’année suivante, sous la casquette de réalisateur. Un des films les plus anciens que l’on connaisse de lui est Les gaités de l’escadron, 1913, d’après Courteline, dont il tournera une version parlante en 1932. Puis il est envoyé aux États-Unis par la société Éclair, troisième maison de production française derrière Gaumont et Pathé. Nous sommes en 1914 et les studios Éclair de Fort Lee brûlent. L’accident ne brise en rien la trajectoire de Maurice Tourneur qui va signer aux États-Unis jusqu’en 1926 une série de films portant incontestablement sa griffe. À ses côtés, parmi ses collaborateurs, d’autres Français se feront un nom en Amérique : les opérateurs Lucien Andriot et René Guissart (qui, après avoir photographié le Ben-Hur de Fred Niblo en 1925, reviendra en France pour réaliser des comédies), le scénariste Charles Maigne, le décorateur Ben Carré.

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Ce sont huit de ces films, totalement inédits chez nous (si ce n’est Victory, déjà présent dans la collection Lon Chaney du même éditeur), que Bach Films a réunis dans un coffret de DVD. On y trouve trois films de 1917, The Whip (La casaque verte), The Pride of the Clan (Fille d’Écosse) et The Poor Little Rich Girl (Pauvre petite fille riche), les deux derniers interprétés par Mary Pickford, grande star de l’époque. Mais aussi The Blue Bird (1918, L’oiseau bleu), Victory (1919, Victoire/Le secret du bonheur), The County Fair (1920), The Last of the Mohicans (1921, Le dernier des Mohicans) et Lorna Doone (1922). Signalons que quatre d’entre eux, The Whip, The Poor Little Rich Girl, The Blue Bird et The Last of the Mohicans, ont été désignés par la United States Library of Congress comme “culturellement signifiants” et, à ce titre, choisis pour être préservés à la National Film Registry.

Barbara Bedford et Alan Roscoe dans The Last of the Mohicans

Il y a chez ce Tourneur américain que nous connaissons mal (et dont Patrick Brion, dans l’un des bonus du coffret, rappelle qu’il était considéré en Amérique comme l’un des plus grands cinéastes, aux côtés d’Ince, Griffith ou DeMille), c’est indéniable, un sens du rythme, voire du suspense. C’est flagrant dans The Whip, lorsque les méchants du film (dont Sartoris, incarné par Paul McAllister) veulent empêcher le cheval des gentils de concourir à Saratoga : pendant que deux femmes sont enfermées dans un musée de cire, Sartoris détache le wagon dans lequel se trouve le cheval et le héros (Irving Cummings, futur réalisateur) roule à toute allure en voiture. Last of the Mohicans est traversé par ce sentiment de précipitation : si Uncas (Alan Roscoe) ralentit son rythme, il ne parviendra pas à sauver sa chérie (Barbara Bedford). On retrouve ces mêmes qualités dans Lorna Doone : le héros (John Bowers) court pour sauver sa promise (Madge Bellamy), il court pour se venger et, à chaque fois, le spectateur est suspendu au rythme. Dans Victory, les scènes dramatiques de la fin sont emportées par le jeu de Lon Chaney. Tourneur contrebalance toujours l’aspect mélodramatique par des tensions beaucoup plus fortes et ses films ne sont jamais des mélos purs, qu’il teinte d’éléments s’approchant du fantastique ou de l’aventure (ici, le scénario est tiré d’un récit de Joseph Conrad).

Ce sens du montage n’altère pas le soin apporté aux images : Maurice Tourneur est un esthète et ce n’est sans doute pas un hasard si, dans sa jeunesse, il a travaillé auprès de Rodin et de Puvis de Chavanne. Ses compositions sont souvent dignes de tableaux, ce qui est flagrant dans Last of the Mohicans et surtout dans The Blue Bird : la beauté des images renvoie à certaines peintures de Georges de Latour ou de Rembrandt et l’on se prend à regretter que la copie soit abimée, oubliant qu’elle est âgée de 96 ans. Ce Blue Bird possède malgré tout un côté mièvre (le film semble être destiné aux enfants) et l’histoire tirée de Maurice Maeterlinck fait penser quelque peu au Magicien d’Oz, avec son chien et son chat qui se retrouvent humanisés. D’où l’intérêt de regarder le supplément du film, dans lequel Patrick Brion fait une brillante démonstration des qualités de réalisation de cet Oiseau bleu.

 

The-Pride-of-the-Clan-1917
Alors bien sûr, le jeu de mot du titre de cet article est facile : ce Tourneur-ci, en pleine époque du muet, ne pouvait être phraseur. Ce serait oublier que certains films non parlants sont souvent très bavards, avec de longs intertitres qui n’en finissent plus. Notre Maurice préfère croire en ses images : il sait qu’elles sont suffisantes pour tout nous dire d’un personnage, d’un décor, sans avoir besoin de faire de la paraphrase. Il saisit au vol les gestes du quotidien (ainsi, lorsque Mary Pickford, dans The Pride of the Clan, voulant se poudrer le visage pour une fête, plonge la main dans la farine) et ces plans en disent plus sur la simplicité des personnages que de longs discours. Donc non, j’insiste, notre artisan n’est point un Tourneur phraseur !

Ce coffret Tourneur est riche en surprises, tel l’étonnant tour d’adresse de The Poor Little Rich Girl qui fait habilement passer Mary Pickford (25 ans à l’époque de la sortie du film) pour une enfant d’une douzaine d’années, avec un travail formidable sur l’échelle, surtout lorsqu’on compare la taille de l’actrice aux décors et aux autres adultes. Bon, il faut quand même dire que Mary, “la petite fiancée de l’Amérique”, était coutumière du fait en incarnant souvent des gamines à l’écran, avec sa petite taille (1,54 m). Le plus beau cadeau reste pour moi Le dernier des Mohicans. Quel film ! Adressé aux adultes et ne leur cachant rien, ce qui sera loin d’être le cas du cinéma américain dans ses grandes généralités. Ici, rien ne nous est épargné, ni les scènes de cruauté, avec des massacres de femmes et d’enfants, ni la lâcheté d’un militaire blanc, ni le courage des Indiens. Rappelons que nous sommes à l’époque du muet et que les Indiens n’ont pas encore acquis au cinéma la sauvagerie qui les désignera au moins jusqu’à la fin des années quarante. On cite souvent The Vanishing American (1925) de George B. Seitz comme l’un des symboles du film pro-Indien et il serait dommage d’oublier The Last of the Mohicans. On appréciera la dignité avec laquelle Tourneur dépeint les Indiens et le réalisme qu’il met dans leur description : ainsi, la plupart ne sont vêtus que d’un seul pagne flottant sur leurs fesses, sans que cela ne soit jugé indécent. Tourneur n’apporte non plus aucun manichéisme dans les combats : les Blancs peuvent se montrer lâches ou courageux, les Indiens sauvages ou sauveurs (d’ailleurs, dans le rôle du très méchant Indien, on reconnaîtra Wallace Beery, future grande vedette, qui apparaît également dans Victory). Aucun camp n’est entièrement bon ou méchant et Tourneur, le Français, place ses héros dans celui des Britanniques, face aux Français de Montcalm. À ce fracas et cette fureur guerrière des hommes, Tourneur oppose la tendresse d’un cheval face au cadavre de sa jument, plan sentimental, certes, mais qui dans ce contexte s’avère très beau.

Un autre détail nous montre clairement combien, durant cette période, Tourneur est devenu un cinéaste complètement américain, avec l’usage de l’argot dans les intertitres. C’est flagrant dans The Pride of the Clan, où l’accent écossais des personnages est reproduit dans l’écriture des dialogues, avec des abréviations, des déformations des mots anglais : kirk pour church, ye pour you, wi’ pour with

Tourneur adore aussi situer son action en extérieurs (c’est pratiquement le cas dans tous les films du coffret), dans de très beaux paysages, souvent en de remarquables plans nocturnes. Dès qu’il le peut, il accorde toute son importance aux éléments naturels : la mer dans The Pride of the Clan, le volcan dans Victory. Pendant le tournage du Dernier des Mohicans, où les paysages sont réellement fabuleux, Tourneur est tombé malade et a confié la réalisation des extérieurs à son assistant, Clarence Brown (un futur grand, lui aussi), qui cosigne le film. Le résultat est conforme aux attentes de Tourneur.

 

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Dans l’un des suppléments, Patrick Brion estime que le Tourneur américain montre davantage ses qualités d’auteur qu’il ne le fera lors de sa seconde carrière française, à partir des années 30. Il est vrai que les huit films présentés dans ce coffret lui donnent raison pour la première partie de son affirmation. Pour la seconde, nous attendons de juger sur pièces, encore que ce que l’on connaît de cette ultime partie de la filmographie de Tourneur, de Justin de Marseille à La main du Diable, d’Avec le sourire à Cécile est morte, sans oublier Volpone (même si plusieurs séquences de ce film portent la signature de Jacques de Baroncelli), est plus qu’honorable.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret DVD Maurice Tourneur, sorti le 14 mars 2014 chez Bach Films.

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