Voilà un film surprenant, en dépit de sa propension à tourner en rond pendant une bonne heure. Seconde réalisation de Jean-Sébastien Lord, L’ange gardien hésite à trouver sa voie avant de s’acheminer vers une révélation aux accents polaresques et fantastiques. Bien lui en prend. De prime abord, le réalisateur cherche pourtant à livrer un drame psychologique baigné d’une couleur ténébreuse bleu nuit où tout semble froid (éclairages crus, ville en sommeil, décor urbain hivernal et désaffecté) mais aussi éteint, atone, quasi morbide, à l’image de la vie endeuillée de son héros veilleur de nuit. Ce faisant, Jean-Sébastien Lord revisite ici plus qu’un modèle de personnage : un véritable archétype cinématographique, celui du gardien d’entrepôt taciturne, ancien flic un brin désabusé qu’un événement va bousculer dans ses certitudes morales, voire spirituelles, les plus solides. Une figure qui aurait pu servir, notons-le avec regret quand même, au développement d’une intrigue criminelle plus tortueuse que cette « simple » histoire d’affection entre deux êtres esseulés. On veut bien croire, néanmoins, que le récit livré à notre attention cherche d’abord à la détourner, pour mieux nous surprendre aux trois-quarts du métrage.
Tout commence par un cambriolage dans l’immeuble que le dénommé Norman (Guy Nadon, le Philippe Nahon québécois) est chargé de surveiller. Au cours d’une de ses nombreuses tournées dans les couloirs et moindres recoins de la bâtisse, il surprend des voleurs venus empocher la recette de la cafétéria locale. Dans sa course essoufflante, le vigile vieillissant parvient à mettre le grappin sur l’un d’eux, en fait une mère de famille dans le besoin (Marilyn Castonguay et son visage poupin) entraînée là par son conjoint – un ex-taulard toujours en probation. Arrêtée d’un geste brusque par le gardien au palpitant fragile, la cambrioleuse tombe avec lui dans l’escalier. Comme il frôle la crise cardiaque, elle lui sauve la vie en l’aidant à avaler une pilule et finit par s’enfuir. Norman choisit de ne pas parler d’elle à la police. Trois semaines plus tard, la jeune femme revient lui demander refuge…
Il y a dans cet incipit quelque chose de brutal et de réflexif à la fois. Surtout dans la façon dont est filmée la scène de l’escalier, claire, rapide mais lisible, découpée sans tricherie ni volonté d’excès spectaculaire. Dans ce moment où le souffle du spectateur reste très brièvement suspendu à l’inquiétude du bris (effet réussi), instant fatidique dont va finalement dépendre tout le reste du métrage, se meut le parti pris du film : l’illustration de la pesanteur des corps. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le héros ne vit que de nuit – mais vivre ainsi, est-ce vraiment vivre ? – et passe son temps à se tenir debout quand les autres sont allongés – et inversement. À travers ces quelques plans dans l’escalier où l’on ressent vraiment la gravité (au sens plein et symbolique) de la situation, Norman le veilleur de nuit semble souffler à l’oreille de Nathalie la voleuse : « si je tombe, tu tombes avec moi ». Une réplique non-dite qui influe sur tout le film, entièrement voué à l’idée de chute – sans qu’aucune ascension, même en préambule, ne vienne la contrebalancer. Il s’agit là d’une belle intention à vrai dire, qui malheureusement ne permet pas de capter pleinement l’attention du spectateur. Car même s’il nous projette rapidement dans le feu de l’action via sa première scène de confrontation – dont le réalisme, d’ailleurs, laisse un peu à désirer (Nathalie enfonce trop facilement une grille censée résister aux assauts des malfrats) – L’ange gardien préfère cultiver la contemplation, voire la lente désagrégation des relations humaines et du moral de ses personnages principaux.
Sur ce point, le scénario de Jean-Sébastien Lord pêche par excès de « dramaturgie affective » et de questionnement existentiel. Si les petits gestes et manies de son héros (qui écoute avec nervosité les matches de hockey à la radio, qui remonte la fermeture-éclair de la robe de sa femme et de Nathalie…) et quelques-unes de ses répliques humoristiques font mouche, si le poids du passé et du deuil en font un personnage attachant, son économie verbale de même que sa placidité dans tout (sauf dans sa relation avec Nathalie et sa passion du hockey) finissent par lasser. La faute à une interprétation – et une direction – qui en rajoute dans l’attitude maussade. En passant, on ne compte plus le nombre de films québécois dont les protagonistes se sentent obligés de faire la gueule un contrechamp sur deux, sinon plus. Et puis, l’alternance de plans justement très « plan-plan » et l’absence de mouvements d’appareil rendent l’entreprise un peu molle dans sa première moitié. Mortifère ne veut pas dire immobile. Du nerf, que diable ! Quel mal y a-t-il à oser un travelling et à se montrer opératique aux moments cruciaux ? On critique beaucoup le cinéma hollywoodien pour sa surcharge visuelle ; il serait temps d’en reconnaître l’attrait graphique incontournable, pour peu qu’il soit déployé au bon moment, au bon endroit. Même sans lorgner du côté étasunien, on se prend à imaginer ce que le Français Fred Cavayé aurait fait d’un sujet pareil. Assurément, L’ange gardien aurait gagné à muscler sa facture et à renforcer l’aspect le plus sombre et criminel de son intrigue, en parallèle de ses explorations relationnelles : par exemple en accentuant la menace que représente le conjoint sorti de prison (Patrick Hivon crève l’écran), ou en approfondissant plus encore le travail d’enquête du policier et ancien collègue de Norman. De l’adrénaline et du suspense dont l’absence se fait ici cruellement ressentir. Si Jean-Sébastien Lord fait consciemment le choix de déambuler pour nous mener, certes avec une certaine sensibilité, sur une fausse piste, la balade thétique – limite dépressive – peut s’avérer longue aux yeux d’un public en attente de rebondissements concrets. Quand enfin l’étau se resserre, tant au niveau du récit que du montage, quand enfin le fil des événements se retrace avec vigueur et efficacité, on retrouve, en lâchant un « ouf ! » de soulagement, la certitude d’assister à un métrage audacieux et intéressant. Il s’en est fallu de peu que l’on quitte le navire avec la trouille – l’agacement aussi – de se voir refiler un énième psychodrame formaté télé…
Stéphane Ledien
L’ange gardien
Scénario et réalisation : Jean-Sébastien Lord
Interprètes : Guy Nadon, Marilyn Castonguay, Patrick Hivon, Véronique LeFlaguais, Frédéric Pierre, Shanti Corbeil-Gauvreau…
Photo : Geneviève Perron
Montage : Jean-François Bergeron
Direction artistique : Mario Hervieux
Musique : Ramachandra Borcar
Durée : 1h35
Date de sortie en salles au Québec : le 07 mars 2014