Le plaisir que l’on peut instantanément retirer de chaque film des frères Coen relève de la capacité à se laisser porter par une nonchalance apparente, en tout cas une facilité déconcertante à nous absorber dans leurs histoires. Et avec A Serious Man s’ouvrait une dimension supplémentaire puisque les images et séquences restant encore à l’esprit après visionnage s’intensifiaient après une période de décantation. Il en va de même de leur dernière merveille Inside Llewyn Davis. S’inspirant de la vie du chanteur folk Dave Van Ronk, reprenant même le visuel de la pochette de l’album Inside Dave Van Ronk, les frangins livrent une adaptation très libre, un jeu de miroir avec la réalité, pour un film éminemment coenien dans ses thèmes et motifs. Un second niveau de lecture qui vient enrichir une appréciation plus immédiate d’une œuvre d’une extrême élégance suivant le chemin et autres voies de garage empruntées par Llewyn Davis entre New-York, Greenwich Village et Chicago dans sa quête d’un succès fuyant. L’ambiance mélancolique collant au rythme de la folk est remarquablement formalisé par la photo de Bruno Delbonnel (remplaçant leur habituel directeur photo Roger Deakins sans que l’on y perde au change), l’assurance de leur mise en scène et les performances des acteurs, Oscar Isaac en tête qui interprète lui-même les chansons filmées dans leur intégralité. Récompensé du Grand Prix du Jury lors du 66ème Festival de Cannes, il aurait mérité mieux tant le film transporte avec grâce dans son univers iconoclaste où chaque scène, qu’elle soit en extérieur ou intérieur, semble baigner dans des volutes de fumée, comme si tout se déroulait au sein d’un club. Une sensation cotonneuse prégnante qui traduit parfaitement le sentiment de rêve éveillé qui étreint Llewyn Davis comme le spectateur. D’ailleurs, on assiste à de multiples reprises au réveil du « héros » lançant l’action à venir, donnant l’impression que la scène précédente est issue de ses songes. Une succession de rêves semble ainsi parcourir tout le métrage ce qui favorise l’idée que nous assistons également à un périple intérieur (le « inside » du titre, les rencontres métaphoriques à la lisière du fantastique).
Le récit mis en scène forme une boucle mais le point d’arrivée diverge du point de départ. Un motif de la boucle, du retour légèrement différent repris tout au long du métrage (les visites à son ex, à ceux qui l’ont hébergé, les performances au Gaslight Poetry Cafe). Et bien sûr les retours du chat Ulysse que Llewyn laisse échapper de chez des amis, qu’il rattrape et égare à nouveau, le recroisant à plusieurs reprises, du moins pense t-il qu’il s’agit du même félin. Les différences minimes entre le début et la fin, et alors que le film s’avère un flash-back, marquent subrepticement l’évolution de Llewyn Davis. Un personnage coenien en diable puisqu’il est taraudé par l’illusion, la culpabilité et la solitude. Son voyage devant lui permettre de s’y confronter pour sinon les dépasser du moins les accepter.
Les films des frères Coen confrontent leurs personnages marginaux avec les mythes, principalement le mythe américain, où ils s’ébattent dans son ombre. Toujours désireux d’accéder à sa lumière, ils sont prêts à se compromettre, à rogner sur leur liberté. Avec Inside Llewyn Davis, le duo de réalisateurs entreprend l’ascension de l’histoire de la folk par son versant le moins exposé. Pas forcément du côté des perdants. Car si Llewyn Davis éprouve toutes les difficultés du monde à être reconnu, à vivre sans son partenaire, à trouver un endroit pour dormir, squattant chez les uns ou les autres de ses connaissances, ce n’est pas à proprement parler un loser. Il erre mais n’a pour l’instant encore rien perdu. Enfin si, son partenaire qui est décédé. Le film exposera d’ailleurs Llewyn à différents duos (Jim et Jean, le couple d’amis eux aussi poussant la chansonnette, Roland Terner et Johnny Five embarquant Davis dans leur voiture direction Chicago) qui fonctionnent plus ou moins bien, pointant sa perte, accentuant sa désolation. Le succès le fuit, il ne trouve aucune porte d’entrée mais face au producteur Bud Grossman (F. Murray Abraham) encontré à Chicago, il refusera de céder à la norme et de reformer un duo. Il conserve sa liberté mais vient sans doute d’anéantir ses derniers espoirs. Pas de miracle pour Llewyn Davis qui alors qu’il quittera en fin de métrage le Gaslight pour rejoindre une ruelle sombre, passera devant le jeune Bob Dylan qui vient de prendre sa place sur scène sous les projecteurs. Inside Llewyn Davis entérine ainsi depuis A Serious Man le combat des personnages pour se libérer des mythes (juif pour Larry Gopnik, américain pour Mattie dans True Grit, culturel pour Davis) auxquels ils ne peuvent correspondre.
La métonymie est un élément essentiel, primordial, lorsque l’on aborde le cinéma de Joël et Ethan Coen. L’exemple le plus marquant est sans doute illustré dans Miller’s Crossing avec le chapeau virevoltant de Tom symbolisant son intelligence (mais également d’une certaine manière, sa condition et ses doutes). Ici, le chat Ulysse accompagnant Llewyn dans son odyssée, défini parfaitement, absolument, ce dernier. Ou du moins figure son statut de chanteur solitaire et son talent. Il le laisse échapper en début de métrage, tente de le rattraper mais ne le maîtrise pas complètement, le laissant alors vagabonder une bonne partie du film. Et finira par le percuter au retour de l’audition de Chicago, laissant l’animal pour mort, le sang laissé sur le pare-choc atteste d’une importante blessure. Finalement, il parviendra à l’enfermer juste avant de quitter l’appartement pour rejoindre le Gaslight, dans une séquence reflet de celle de début. Autre motif important, l’incarnation de la culpabilité dans des êtres à la limite du fantasmatique, Charlie le voisin démoniaque dans Barton Fink, le motard de l’Apocalypse dans Arizona Junior, le détective de Blood Simple, ici le mystérieux (au départ) cow-boy attendant dans la pénombre de la ruelle derrière le club pour corriger Davis. De très grande taille, de stature imposante, l’obscurité masquant ses traits, des caractéristiques renforçant son étrangeté et l’impression d’un personnage tout droit sorti de l’enfer (de Llewyn Davis lui-même ?). Même lorsque l’on apprendra en bout de course que c’est le mari revanchard de l’apprentie chanteuse conspuée le soir précédent par Davis au comble de la désolation (aucune échappatoire par la réussite ou la fuite en bateau, il est contraint de retourner se produire au Gaslight) son aura fantastique demeure. Un cow-boy que l’on peut également considérer figurer le fantôme de son partenaire. De sorte que le « au revoir » (en français dans le film) lancé après avoir été dérouillé symbolise à la fois le lâcher prise de Llewyn à l’encontre de sa moitié de duo, acceptant enfin son absence, tout comme il accepte de laisser filer ses derniers espoirs d’une réussite illusoire (le cow-boy, après son action, s’engouffre dans un taxi). Inside Llewyn Davis n’est pas une injonction à rentrer dans le rang mais accepter sa modeste position et en éprouver les libertés.
Qui sait, peut être que Llewyn finira par migrer vers l’ouest et la Californie pour finir chômeur placide et tranquille joueur de bowling…
Nicolas Zugasti
INSIDE LLEWYN DAVIS
Réalisateurs : Joel & Ethan Coen
Scénario : Joel & Ethan Coen
Photo : Bruno Delbonnel
Montage : Roderick Jaynes (aka Joel & Ethan Coen)
Interprètes : Oscar Isaac, Carey Mulligan, John Goodman, Justin Timberlake,Garrett Hedlund, F. Murray Abraham…
Origine : USA Durée : 1h45
Sortie française : 06 novembre 2013
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