Chef-d’œuvre n’est pas un vain mot pour qualifier les films muets que Bach Films édite en très beaux coffrets DVD (avec bonus, cartes, livret, etc.). Car Greed (1924, Les rapaces) d’Erich von Stroheim, The Crowd (1928, La foule) de King Vidor et The Wind (1928, Le vent) de Victor Sjöström (qui a américanisé son nom en Seastrom) le sont assurément. A Fool There Was (1915) de Frank Powell, sorti en France sous les titres d’Embrasse-moi idiot et de La vampire, est beaucoup plus anecdotique mais cependant fascinant parce qu’il nous donne l’occasion de voir Theda Bara, star mythique et sulfureuse des balbutiements de Hollywood dont beaucoup de succès sont malheureusement perdus, tels Cleopatra, The Vixen ou La Du Barry. Ces trois derniers films étaient signés par J. Gordon Edwards, quelque part arrière-grand-père de la Panthère rose (puisque son petit-fils n’est autre que Blake Edwards).
Bref, Stroheim, Vidor, Sjöström et son interprète Lillian Gish, Theda Bara : autant dire, que du bonheur ! Pourquoi le cinéma muet, d’autant plus que trois des films proposés appartiennent à la dernière période, atteint-il autant la perfection ? Les images soignées, le noir et blanc magnifique, les mouvements d’appareil, le découpage, tout est là pour prouver la maîtrise des cinéastes. Stroheim, Vidor et Sjöström (celui-là même que l’on retrouve acteur chez Bergman, dans Les fraises sauvages, en 1957) sont des artistes, le premier capable de montrer l’être humain dans ce qu’il a de meilleur et de pire, le second élégiaque lorsqu’il s’agit de décrire l’amour, le dernier, enfin, suffisamment fort pour nous faire entendre le vent qui s’engouffre dans la cabane où sont réfugiés ses deux héros, alors que le film est silencieux.
Je disais que A Fool There Was ne mérite pas autant que les trois autres une flopée de qualificatifs élogieux. Sans doute parce que Frank Powell, qui le signe, n’a pas laissé grand trace dans l’histoire du cinéma. Pourtant, de tous, c’est ce titre qui aura la plus grande postérité : A Fool There Was est considéré comme étant l’un des premiers films, sinon le premier, à montrer une prédatrice, “la vampire”. D’où est dérivé le surnom de “vamp”. La première vision de la fameuse Theda Bara dans le film est somme toute assez effrayante. Outrageusement fardée, fagotée comme une mémère, le jeu tout aussi excessif que le maquillage, on se dit que la vamp des années 1910 ne risquait plus de susciter de grands sursauts dans les cœurs. Mais l’on change vite d’avis à son sujet. Il faut voir Theda jouer négligemment avec son déshabillé et sa bretelle qui ne cesse de glisser de son épaule pour comprendre l’émoi suscité chez nos arrières-grands-pères de 1915. Voire sur leurs propres pères. Il faut également prendre en considération le sadisme joyeux avec lequel son personnage se joue des sentiments de ses soupirants pour comprendre pourquoi l’actrice a autant marqué ses contemporains et pourquoi son nom a survécu jusqu’à nous. Et j’avoue à mon grand dam avoir un faible pour ce plan de Theda apparaissant au hublot du bateau.
D’Erich von Stroheim, on se souvient surtout des aristocrates guindés qu’il a incarnés et de sa façon de boire un verre avec rigidité, minerve au cou, dans La grande illusion de Renoir. C’est oublier que ce formidable acteur fut aussi un immense cinéaste, un des meilleurs de son époque, formé à l’école de Griffith et combien plus cruel que lui. Car ce que l’on retient de Stroheim aujourd’hui, c’est la lucidité avec laquelle il décrit les protagonistes de ses histoires et ce dès son premier film, La loi des montagnes (ou Maris aveugles), en 1919. Il pose sur eux un regard d’adulte, qui ne cherche pas à cacher leurs lubies (ainsi l’attirance pour les pieds des danseuses chez ce vieillard lubrique de La veuve joyeuse) ou, plus grave encore, leur désir sexuel. Dans Foolish Wives (1922, Folies de femmes), il est ce capitaine des hussards qui doit s’abriter d’un orage dans une cabane, avec la femme qu’il convoite. Tandis que celle-ci, fatiguée, s’allonge sur le lit miteux, Stroheim la scrute et l’on sent monter en lui des tensions tout à fait masculines, qu’il cache en se tortillant sur son siège. Jusqu’au moment où un ermite, cherchant lui aussi un abri, vient envahir l’espace intime de l’officier et le rappeler à l’ordre moral. Le Code Hays n’a pas encore cherché à infantiliser l’ensemble de la production ‘et c’est avec la MGM qu’il y parviendra d’ailleurs le mieux).
En adaptant Greed, le roman naturaliste de Frank Norris, Stroheim (que l’on sait complètement mégalo) livre une version de 530 minutes. Vous avez bien lu, elle nous amène à près de neuf heures de projection. Irving Thalberg, son producteur de la MGM, l’oblige à couper. Le film passe à 239 minutes, puis à 140. Dans cette histoire-là, on a souvent cantonné Thalberg dans le rôle du méchant, du pharisien qui sait reconnaître le talent mais le combat pour le faire entrer dans la norme. On se doute qu’une copie de neuf heures était impossible à exploiter et que Thalberg a sans doute sauvé le film en l’écourtant. On le regrette, certes, mais au moins peut-on voir ce qu’il en reste. Ce qui a disparu existe par contre sous forme de photogrammes que l’éditeur a mis en bonus et qui aident à reconstituer ce que pouvait être la fresque d’origine, d’où plusieurs personnages ont malheureusement disparu.
Malgré toutes ces coupes, tous ces remaniements, tous ces sabrages d’intrigues secondaires, Greed reste un film sauvage, un constat que l’humanité est sans équivoque destinée à périr. Et combien de scènes restent à jamais gravées dans les mémoires ? La folie de Trina (Zasu Pitts), qui recouvre son corps de pièces, la déchéance de McTeague (Gibson Gowland), la poursuite dans la Vallée de la Mort avec Marcus (Jean Hersholt), et tellement d’autres encore.
King Vidor a une tout autre approche avec The Crowd. Ses personnages sont des Américains moyens (la preuve est que John, son héros, est né le jour de la fête de l’Indépendance, le 4 juillet 1900 – on ne saurait en rajouter dans le symbole. À travers son parcours et celui de sa femme Mary, des gens simples sans réelle destinée, Vidor brosse le portrait en creux de ses contemporains, insistant, et c’est une première, sur l’échec. La façon qu’il a de filmer cette suite de séquences somme toute banales (la rencontre, le premier baiser, le voyage de noces aux chutes du Niagara, les premières disputes, le rejet de la belle-famille, l’arrivée du premier enfant puis du deuxième) est une brillante démonstration du talent de Vidor. Il peut y mettre de l’humour, comme lorsque les deux amoureux sont à Coney Island ou dans le train pour leur nuit de noces ou encore, plus tard, sur la plage avec leurs deux enfants. Un humour qui, d’ailleurs, dans cette dernière séquence, se fait grinçant, la femme (Eleanor Boardman, à l’époque Mme Vidor) s’échignant à préparer le pique-nique tandis que les enfants tournent autour d’elle et que son mari (John Murray), imperturbable, casse les oreilles de tout le monde avec son ukulélé. À côté de cela, Vidor sait composer des plans de toute splendeur, telle la montée d’escalier de l’enfant qui vient de perdre son père ou l’arrivée dans la chambre immense de la maternité.
C’est indéniable, les cinéastes du muet savent composer leurs images et Sjöström en est une preuve flagrante avec sa manière de filmer, dans The Wind, les éléments naturels et les pauvres âmes qui en sont les victimes. Jusqu’à emprunter les voies du fantastique (telle la cavalcade du cheval blanc). Dans ce rude univers campagnard, les sentiments sont aussi arides que les paysages du désert de Mojave, où l’essentiel du Vent a été tourné. Les femmes sont froides et les hommes fous de désir. Distante avec ceux qui la courtisent, l’héroïne (Lillian Gish) ne se laissera aller qu’après avoir commis l’irréparable. Et l’on ne sait pas qui sont les plus terrifiants, des cyclones qui dévastent tout ou des hommes dévorés de concupiscence.
Une fois que l’on a vu un film de Stroheim, de Sjöström ou de Vidor, allez, ajoutons-y Powell, que l’on s’est rendu compte de leur maîtrise de la grammaire cinématographique, que l’on a compris que les images peuvent suffire à rendre forts des récits complexes, on a le droit de penser que les dialogues, la couleur et même la 3D ajoutent forcément quelque chose. Mais ce que le cinéma a gagné en bavardages, en effets picturaux et en relief, ne l’a-t-il pas finalement perdu en composition des images ? Il ne s’agit pas d’écrire que le muet surpasse tout le reste mais qu’il est une période créative incontournable de l’histoire du septième art et qu’on aurait tort de le négliger.
Jean-Charles Lemeunier
Collection sortie chez Bach Films en septembre 2013