Qu’ont en commun un Django déchaîné, un Bill à tuer ou un Vincent Vega en pleine démonstration de danse sur du Chuck Berry avec Michel Poiccard, Cartouche, Bob Saint-Clar et Pierrot, aussi fou soit-il ? A priori, rien. On aura reconnu dans les premiers cités quelques personnages issus de la filmographie de Tarantino et, chez les seconds, des héros hauts en couleurs (et parfois noirs et blancs) incarnés par Jean-Paul Belmondo. Je repose donc ma question : quel lien existe-t-il entre Quentin et Bébel ?
Les Lyonnais et tous ceux qui ont assisté à l’ouverture de la cinquième édition du festival Lumière, le 14 octobre dernier à la Halle Tony-Garnier, ont eu une belle et émouvante réponse. Lorsque Thierry Frémaux, directeur de cette manifestation axée sur le patrimoine, a annoncé que c’était Quentin Tarantino qui recevrait cette année le prix Lumière, après Clint Eastwood, Milos Forman, Gérard Depardieu et Ken Loach, des cœurs se sont mis soudain à battre la chamade dans des milliers de poitrines. A tel point que les places pour la soirée de remise du prix se sont évaporées en une trentaine de secondes. Du jamais vu !
Petite explication pour celles et ceux qui ne sont pas des familiers du festival : il rayonne une semaine entière sur toute l’agglomération lyonnaise, avec des invités qui passent dans tous les cinémas du centre-ville et de la périphérie. Outre les films de la personnalité qui reçoit le prix le vendredi soir (laquelle débarque à Lyon en principe le jeudi), plusieurs cycles et hommages enrichissent la programmation.
Cette année, Jean-Paul Belmondo, Dominique Sanda, Pierre Richard, Françoise Fabian, James B. Harris, le film noir, la Cinémathèque française, les 25 ans du studio Ghibli, Maurice Jarre, Christine Pascal, Tim Roth, Germaine Dulac, Hal Ashby, Ingmar Bergman, Henri Verneuil, des raretés, des films muets, des grandes projections, des restaurations, etc.
La soirée d’ouverture donc participait à deux cycles, ceux consacrés à Henri Verneuil et Jean-Paul Belmondo, avec la projection d’Un singe en hiver devant cinq mille personnes. Parmi les invités, on reconnaissait Belmondo, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, Pierre Richard, Jerry Schatzberg, Dominique Sanda, Clotilde Courau, Peggy Cummins (l’actrice de Gun Crazy), Claude Lelouch, Richard Anconina, Richard Berry et tellement d’autres célébrités, aux côtés de Bertrand Tavernier et Thierry Frémaux, les maîtres d’œuvre du festival.
Quelle ne fut pas la surprise, roulements de tambour, de voir débarquer un frétillant Quentin Tarantino ? “On ne l’attendait que jeudi, annonçait Frémaux au micro, mais quand il a su que Jean-Paul Belmondo serait présent, il a sauté dans un avion.”
Ému comme le reste de l’assistance, Tarantino est venu se planter devant Bébel, tout aussi intimidé qu’un élève en cinéma, et lui a récité un compliment joliment tourné qu’il avait rédigé en cours de vol. La salle était debout, les jeunes hurlaient le prénom de Quentin, les larmes perlaient à plusieurs paupières (dont celles de Jean-Paul).
Un beau moment d’émotion qui s’est prolongé tout au long des différentes projections : les Américains (et ils sont venus nombreux – citons encore, outre Tarantino, Schatzberg et Harris, Michael Cimino, Harvey Keitel, Uma Thurman, sans parler de l’Anglais Tim Roth et de la Galloise Peggy Cummins) étaient épatés de voir à chaque séance autant de fervents admirateurs. En présentant le très étrange Some Call It Loving (1973, Sleeping Beauty), James B. Harris (par ailleurs producteur de Kubrick) reconnaissait que, même à l’époque de sa sortie, le film n’avait pas réussi à attirer autant de monde.
Et pour Gun Crazy (1950), le trépidant polar de Joseph H. Lewis qui annonce Bonny & Clyde en mieux, son héroïne, Peggy Cummins (qui y incarne une reine de la gâchette), déclarait : “C’est gratifiant de voir que le film a atteint ce statut.” Elle ajoutait avec malice : “Je l’ai tourné il y a longtemps. J’ai changé mais je tire toujours aussi bien.”
Outre l’aspect film noir, Gun Crazy est aussi une très belle histoire d’amour magnifiée par la photo de Russell Harlan et l’interprétation de la mignonne Peggy et de John Dall (l’inquiétant tueur, avec Farley Granger, de La corde de Hitchcock).

Peggy Cummins et Eddie Muller, président de la Film Noir Foundation de San Francisco, lors de la présentation de Gun Crazy
Parmi les autres belles (re)découvertes, signalons Dans la nuit (1929), unique réalisation de Charles Vanel avec le court-métrage Affaire classée (1932) et très beau film décrivant le travail des ouvriers dans une carrière. On cite Renoir et Grémillon à son propos, ce qui est tout à fait juste. S’y ajoute une dimension fantastique, avec le visage ravagé de Vanel après l’accident dont il a été victime et qui l’oblige à porter un masque. Un masque d’ailleurs très proche de celui que porte l’un des personnages de la série Boardwalk Empire.
L’avantage avec le festival Lumière, c’est qu’il ne connaît aucun déçus, pas plus côté spectateurs qu’invités. Tous sont heureux de célébrer l’amour du cinéma. Après avoir reçu son prix, lors de la conférence de presse qu’il a donnée le lendemain, Tarantino déclarait en riant : “Je suis très content d’être le premier gagnant du prix qui puisse continuer après à aller sur le bateau et danser toute la nuit.”
Explication pour les non-Lyonnais : le bateau en question est une péniche amarrée sur les quais du Rhône, où les festivaliers se retrouvent autour d’une (?) bière et peuvent se trémousser en musique.
Le cinéaste en a profité pour donner quelques indications sur son travail. “Ma filmographie est ce que je vais léguer. Ne faites jamais un film où vous n’êtes pas à 100% sincère. Si je fais des films pour de mauvaises raisons, c’est ce que je suis un salaud. Si le film n’est pas sincère, vous pouvez me traiter de pute.”
Puis, philosophant sur l’existence : “La vie est longue. La vie est dure. Les gens doivent payer l’éducation de leurs enfants ou s’acheter une troisième maison. D’autres ont des anciennes épouses. On m’a épargné ces souffrances. En fait, je me suis moi-même protégé.” Il l’annoncera plus tard, c’est le producteur Harvey Weinstein qui, en l’accueillant successivement dans ses deux compagnies (Miramax et Weinstein Company), lui a offert “un foyer, une famille”. Un temps. “Et, comme dans beaucoup de familles, ça peut être sacrément bordélique. C’est la vie ! (il le dit en français)”
À propos de Jackie Brown, il explique que c’est le seul film qu’il ait tourné à partir d’un roman, en l’occurrence celui d’Elmore Leonard, décédé en août dernier. “Il y a eu quelques adaptations de Leonard, une ou deux ont marché, les autres ne capturaient pas le parfum, la personnalité qui imprégnaient ses romans.” Il cite 52 Pick-Up (Paiement cash, 1986) de John Frankenheimer.
“La plupart des metteurs en scène prennent les longs dialogues, grâce auxquels les personnages prennent le temps de respirer, et ils les coupent, les abrègent. Dans Jackie Brown, j’ai essayé au contraire de préserver la longueur et la couleur de ces dialogues.”
Pour lui, Django Unchained s’inscrit dans l’histoire du western, ce dont on se rendra compte d’ici une vingtaine d’années. Il insiste sur “le combat contre l’esclavage” illustré dans son film.
“J’ai gardé l’idée de Django pendant au moins dix ans. Doc Schultz est sorti de ma plume tout créé. Si je n’avais pas autant été amoureux de Christoph Waltz, ce personnage aurait été différent. J’avais le personnage, mais il n’était pas ce dentiste allemand qu’incarne Christoph. Il aurait plus été un chasseur de primes ayant l’allure de Kevin Costner ou de Tommy Lee Jones. Après avoir travaillé avec Christoph sur Inglourious Basterds, ce dentiste allemand s’est concrétisé : il est tout à coup apparu. Il est une sorte de George Sanders contemporain. Quand vous voyez un de ses films, on n’imagine pas qu’on ait pu lui écrire un dialogue tellement il parle comme George Sanders. Et bien, Christoph Waltz parle comme Christoph Waltz !”
Les dialogues qu’il écrit, explique Quentin, viennent tout à la fois de voix dans sa tête et de personnes qu’il connaît.
“Ces dialogues, je ne sais pas comment j’arrive à les écrire. D’où ils viennent ? Ils sont la chose la plus facile à faire et ils arrivent rapidement. J’ai l’impression que je suis un escroc de demander de l’argent pour cela. Ça doit me venir d’un endroit secret en moi, que je ne connais pas.”
Plusieurs questions sont posées sur ses goûts. On apprend, on s’en doutait, que Tarantino vénère Melville, “avec cette façon de prendre un genre précis, de se l’approprier et de le faire à sa manière”. Mais qu’il déteste le numérique.
“Non ! Je peux regarder Bande à part en DVD et je n’ai pas besoin d’aller dans un cinéma pour cela. La projection numérique, c’est juste de la télévision publique ! Je me sens comme Omega Man (Le survivant), d’après le bouquin de Matheson. Je suis cet homme seul qui lutte contre les zombies. Les festivals m’ont créé, spécialement en 1992 alors que Reservoir Dogs a fait le tour des festivals. Aujourd’hui, ceux-là me dépriment parce qu’ils ont accédé au tout-numérique.”
Sur ses projets, il se montre plus discret. “J’ai une grande gueule, je parle des choses beaucoup trop tôt.”
Il lâche quand même : “En ce moment, je travaille sur un scénario et je suis en train d’écrire un livre sur le cinéma. je n’ai jamais pensé à publier ce que j’écris sur le cinéma. Cela m’aide à devenir ce que je suis. C’est très difficile à écrire. Du coup, quand j’arrive sur mes dialogues, tout devient facile, ça fuse !”
Tarantino aime la France qui le lui rend bien. Nous sommes le seul pays, lance-t-il, à avoir donné un accueil formidable à Boulevard de la mort qui avait été rejeté partout ailleurs.
“Buulevard du la meurt, articule-t-il. C’est un titre formidable à dire en français ! Je n’étais pas préparé à l’enthousiasme que j’ai connu à Lyon. C’est incroyablement gratifiant ! Je renouvelle mon jeune public tous les cinq ans. J’arrive à amalgamer ces nouveaux jeunes spectateurs à mes anciens fans. Je suis arrivé à un âge, 50 ans, où des gens me disent qu’ils ont grandi avec mes films.”
Jean-Charles Lemeunier
Le festival Lumière s’est tenu à Lyon du 14 au 20 octobre.