The Iceman est une plongée dans les années soixante-dix, avec ses costumes chargés, ses coupes de cheveux désuètes et ces petits détails qui font l’époque, comme l’improbable moustache arborée par Josh Rosenthal, le bras droit du parrain local, Roy Demeo. Richard Kuklinski, un mastodonte de 1m95 pour 135kg, est un peu l’ancêtre du Dexter Morgan de la série télé éponyme : il partage sa vie entre son boulot de tueur à gages et sa petite famille qu’il rentre retrouver dans le New Jersey, une femme et deux merveilleuses filles, qui toutes le croient doubleur pour des dessins animés Disney. Ce mensonge n’est d’ailleurs pas propre à son gagne-pain très particulier, puisque Kuklinski ment dès sa première sortie avec sa future femme en lui parlant de dessins animés, quand il s’occupe en réalité du doublage de films porno de mauvaise qualité pour le compte de Demeo, à un moment où il n’a encore tué personne (du moins devant nos yeux). C’est chose faite quelques minutes plus tard dans la contre-allée d’une miteuse salle de billard : pour se venger d’un humiliant partenaire de jeu, qui a osé s’en prendre à sa toute fraîche relation sentimentale, Kuklinski lui ouvre soigneusement la gorge d’un coup de couteau précis, avec tout le soin de l’expert. Voilà, en quelques scènes, une présentation pour le moins schizophrénique du personnage, capable de zigouiller de sang-froid un pauvre hère après avoir fait la cour à une demoiselle dans un diner, avant de la raccompagner jusqu’à la voiture de sa tante, en vrai gentleman. Qui est le vrai Kuklinski ?
Les deux, mon capitaine. Il y a deux personnalités en lui comme il y a deux histoires autour de Kuklinski. Plus impressionnante encore que le scénario d’Ariel Vromen et Morgan Land, c’est l’histoire vraie dont il tire sa substance : Kuklinski a passé trente ans à occire du badaud pour le compte des familles mafieuses des environs de New York et la justice lui attribue entre cent et deux cent cinquante cadavres. Inébranlable, ce Polonais d’origine a passé trois décennies à dégommer, étriper et charcuter des dizaines et des dizaines de types avant, chaque soir, de rentrer paisiblement dans son foyer pour retrouver une famille idéale. Solide comme un roc, il est montré dans le film comme un père et mari modèle, le copain ou le voisin auquel on filerait le bon Dieu sans confession. Sauf quand il s’énerve ; alors, il peut devenir dingue et poursuivre un emmerdeur en voiture sur des kilomètres, en prenant tous les risques, au mépris de la sécurité de sa douce et de sa progéniture embarquées avec lui. L’homme de fer n’est donc pas de glace. Celui que la police avait surnommé « the Iceman », parce qu’il avait la sympathique habitude de congeler ses victimes pour dissimuler l’heure de leur mort, a aussi cet aspect glacé du tueur déterminé que rien ne perturbe, pas même la trahison d’une ancienne amitié, sauf, précisément, les menaces contre sa famille.
Pour mettre en scène ce schisme permanent entre impassibilité et violence sourde, Ariel Vromen, réalisateur israélien qui en est ici à son troisième opus, a choisi une esthétique subtile qui éloigne tout effet pour se concentrer sur ce qu’il doit filmer : les acteurs. Toute la force de frappe est groupée autour d’un casting impeccable, surplombé par un Michael Shannon en état de grâce et, de l’autre côté de la barrière, un Ray Liotta décidément abonné aux films de gangsters depuis Les Affranchis. Aux côtés de Shannon, qui gagne en puissance après quelques premiers rôles retentissants (dont Take Shelter de Jeff Nichols), Winona Ryder rappelle qu’elle est toujours vivante, James Franco ramène sa fraise le temps de se faire dézinguer, et David Schwimmer, échappé de la série Friends, prouve qu’il peut aussi porter une moustache ridicule. La palme du second rôle va cependant à Chris Evans qui, dans la peau du tueur / marchand de glaces Robert Pronge, se déleste du costume trop encombrant du décérébré Captain America, et gagne en cheveux et en charisme ce qu’il perd en bouclier rouge et bleu.
Alors, bien sûr, il n’est pas question de retrouver dans The Iceman cette poésie gangstérisée et esthétisée de Francis F. Coppola ou de Martin Scorsese. Le long-métrage d’Ariel Vromen est une œuvre froide et rude, qui se colore régulièrement de chaleur humaine lorsque la famille est en jeu, et dont le personnage principal, aussi moralement discutable soit-il, tente simplement d’offrir le meilleur à ceux qu’il aime en prenant, sur le chemin de la vie, les virages qui se présentent à lui. C’est quand l’armure craquèle, au détour d’une présence menaçante près de sa maison le jour de l’anniversaire de sa fille, au moment d’une visite à son frère emprisonné pour le meurtre d’un enfant (frangin qui lui rappelle qu’ils sont identiques, à ceci près que lui s’est laissé submerger par sa part d’ombre), que la substance du personnage affleure et impose sa motivation première : s’obliger à un semblant de normalité pour ne pas que l’Autre, le « passager noir » pour reprendre une expression propre à Dexter, ne remporte la victoire contre sa part humaine en pleine résistance. Beau rôle, donc, pour un beau film, une réussite qui nous soumet au talent glaçant d’un grand, très grand Michael Shannon.
Eric Nuevo
Sortie en salles le 05 juin 2013
Distribution : Metropolitan Filmexport