Certains films suscitent au long des années une véritable passion, engendrent un souvenir impérissable qui vont bien au-delà de toute rationalité. Deep End de Jerzy Skolimowski fait partie de ces rares films cultes (pour une fois, le terme n’est pas galvaudé) dont l’aura n’a jamais baissée d’intensité. Qu’est-ce qui peut valoir à ce film un tel statut, une telle attente fébrile quant à sa ressortie en salles le 13 juillet dernier ou son édition en DVD et Blu-Ray depuis le 28 novembre ? Sa rareté depuis sa première diffusion en 1971 n’explique pas tout. Pas plus que Deep End soit le fait d’un réalisateur polonais tout juste exilé et qui signe là son premier film anglophone. Non, les émois qu’il éveille sont à rapprocher de ceux étreignant le jeune Mike, garçon en pleine adolescence, débarquant pour son premier emploi dans les bains-douches de l’East End de Londres. Au-delà de l’initiation, de l’éducation sentimentale de son héros, le film est une véritable plongée au cœur de fantasmes adolescents, de l’univers interlope du Londres des années soixante, ce swinging London qui ici vibre au rythme lancinant des corps qui se languissent. Surtout, ce n’est pas un teen movie avant l’heure, du moins ce n’en est pas un comme les autres, encore moins un American Pie arty. Deep End est une histoire d’amour qui est une véritable délectation visuelle et sensorielle.
Véritable gueule d’ange, le très jeune Mike (John Moulder-Brown), 15 ans, s’éprend rapidement de Susan (Jane Asher, ex copine de Paul McCrtney), une rousse incandescente chargée de l’orienter dans ces bains publics où les habitués ne recherchent pas seulement des ablutions. Tourné en partie à Londres et en Allemagne, ces bains-douches sont reconstitués avec minutie pour accroître l’authenticité mais la mise en scène nous projettera au-delà des contingences matérielles en donnant à cet univers clos des allures d’étuve sensuelle, d’antichambre de l’acte sexuel. Lieu décrépi où les employés doivent aussi bien approvisionner les clients en shampoing que nettoyer les tags et autres messages explicites, il semble être le réceptacle de nombreux fantasmes. Ainsi, une cliente (Diana Dors, égérie des fifties dont elle sera la Marilyn Monroe britannique) atteindra l’extase en serrant contre elle le pauvre Mike tout en évoquant à haute voix les exploits footballistique de George Best le mancunien qui en planta six à lui seul à l’équipe de Northampton, un prof de gym tape affectueusement les fesses de ses élèves féminines au moment où elle sautent dans le grand bain avant d’entreprendre en corps en corps la jolie Susan ou encore la caissière de l’établissement qui regarde avec concupiscence la beauté juvénile de Mike. Cet antre du désir, Mike va peu à peu s’en accommoder, l’apprécier puis le maîtriser, du moins va savoir y naviguer. Au contact de Susan, il va prendre de l’assurance et nourrira une attirance pour elle de plus en plus passionnelle. Mais l’approcher hors des bains sera difficile car elle s’est amourachée d’un fiancé.
En plus de l’ambiance moite que Skolimowski parvient à créer, il va décupler le caractère onirique et fantasmagorique des bains publics par un travail remarquable sur les couleurs. Le rouge et le vert dominent, par petites touches (des voyants, des coussins) ou par des pans entiers, mais également par les couleurs habillant ses personnages, le jaune étincelant de l’imper de Susan, sa chevelure rousse non moins resplendissante se voyant par l’association des yeux d’un bleu éblouissant de Mike. Et à l’image de son héroïne, Skolimowski va souffler le chaud et le froid, jouer avec le spectateur au chat et à la souris comme Susan s’amuse avec Mike (elle se laisse peloter puis l’instant d’après lui adresse une gifle. Elle l’embrasse fiévreusement pour le faire accuser puis emmener par les flics juste après). Nous voilà ainsi baladé d’une cabine à une autre, puis nous accompagnons Mike dans sa poursuite de sa dulcinée d’abord dans un cinéma diffusant un programme érotique à valeur éducative, puis dans une boîte de nuit hyper select, pour enfin atterrir sur le trottoir devant les devantures de spectacles de strip-tease ou des portes menant à des prostitués. Les pérégrinations de Mike à l’extérieur, dans l’univers interlope dont Susan semble être la reine, accroissent d’ailleurs son désir, son chamboulement sentimental, sa désorientation affective. L’objet de son désir se confond désormais avec son image. Et Mike plongera profondément dans cette indifférenciation. Comme le montre la conclusion superbe de toute cette séquence, où Mike se jette dans l’eau obscure de la piscine des bains, enlaçant l’effigie de sa chère Susan. A noter, que toute cette partie (près de quinze minutes) où Mike visite le monde de Susan est rythmée par la musique enivrante du groupe Can, morceau « Mother Sky », accentuant notre propre déboussolement par une dilatation temporelle et sensorielle imperceptibles. A propos de musique, n’oublions pas celle de Cat Stevens dont le « But i might die tonight » ouvre le film, insinuant un sentiment mélancolique et tragique qui ne quittera pas une seconde les images de ce film envoutant.
Et bien évidemment, à force de frayer aussi profondément avec l’amour, à invoquer aussi intensément Eros, on court le risque de convoquer Thanatos.
Le DVD qui sort pour l’occasion est utilement complété par un documentaire de Robert Fischer racontant la production du film, ainsi qu’un module sur les scènes coupées dont une fin alternative et un hommage par Etienne Daho, pas en chanson (ouf !) mais en paroles, ce dernier lisant le texte dont il s’était fendu pour le journal Libération à l’occasion de la ressortie de juillet 2011.
Nicolas Zugasti
Le DVD de Deep End, disponible depuis le 28 novembre 2011, est édité par Carlotta Films et et distribué par Sony Picture Home Entertainment.
Bande-annonce :