Soixante secondes… C’est la durée pendant laquelle – grâce à un compteur placé dans le coin droit en bas de l’écran – le spectateur est mis dans la peau d’un condamné à mort attendant l’exécution de sa sentence, lors du générique de début de Toute ma vie [en prison], coproduit entre autres par l’acteur Colin Firth et sa femme Livia Giuggioli Firth. Puis le compteur s’accélère… Et atteint plus de douze millions de minutes, soit le temps durant lequel Mumia Abu Jamal est incarcéré depuis son arrestation pour le meurtre d’un policier, crime qu’il n’a jamais reconnu.
Deux mois après l’exécution médiatisée en Géorgie de Troy Davis le 22 septembre dernier, qui a également toujours clamé son innocence, le documentaire de Marc Evans (Snow Cake, Trauma, My Little Eye) relate le cas d’un autre afro-américain, lui aussi symbole de la lutte contre la peine capitale aux États-Unis. Coïncidence heureuse, le métrage sort quelques semaines après le trentième anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France par François Mitterrand et son Garde des Sceaux d’alors, l’avocat Robert Badinter. Trente ans que la « guillotine » ne fonctionne plus dans l’hexagone. Trente ans qu’un prisonnier américain patiente en attendant le couperet tant redouté. Un prisonnier politique selon beaucoup d’observateurs, l’homme étant un journaliste noir, militant, et membre du parti politique Black Panther.
Malgré la pléthore de films sur le sujet (des documentaires comme le récent Honk ou encore Made In The USA, mais surtout la multitude de fictions, comme ces deux chefs d’œuvre que sont Je veux vivre de Robert Wise et La Dernière marche de Tim Robbins), Toute ma vie [en prison] parvient à trouver un angle d’attaque original par le point de vue de son narrateur, un jeune Anglais, William Francome, né le 9 décembre 1981, soit le jour où Abu Jamal est arrêté à Philadelphie pour le meurtre de l’officier de police Daniel Faulkner. La mère de William, dotée d’une conscience politique aiguë, n’aura de cesse de lui parler de ce prisonnier politique d’outre-atlantique, et c’est tout naturellement que le jeune homme choisira de traverser l’océan afin de tourner un documentaire sur le cas Mumia Abu Jamal, mais débordant de ce cas particulier pour livrer une réflexion plus générale sur la peine capitale et les États-Unis. Malheureusement, à son arrivée à la prison de Green en Pennsylvanie, William Francome est surpris de ne pas avoir la possibilité de filmer des images du prisonnier, suite à la promulgation d’une loi interdisant l’enregistrement et la diffusion de photos ou de vidéos de prisonniers. La preuve que l’outil législatif est capable de se mettre en marche pour faire disparaître une personnalité gênante que l’on ne veut pas voir occuper l’espace public et médiatique.
Faux témoignages, non respect des règles de préservation de la scène du crime, indices volontairement écartés, sous-représentation de la communauté noire parmi les jurés alors que celle-ci représente presque la moitié de la population de Philadelphie, et – last but not least – un juge raciste qui oublie son devoir de réserve et de neutralité : l’observateur extérieur ne pourrait imaginer qu’il n’y ait pas une révision du procès, tant la première audience manquait d’impartialité. Amnesty International a d’ailleurs qualifié ce procès de parodie judiciaire qui bafoue la constitution fédérale américaine, ce qui théoriquement devrait invalider le procès et, de fait, annuler la peine encourue par Mumia Abu Jamal. Mais l’impressionnant lobbying politique et policier afin de ne pas rouvrir l’enquête synonyme de nouvelle procédure judiciaire ne permet pas d’entrevoir une telle issue à cette affaire. Après l’impossibilité d’un procès un révision (la Cour d’appel a en effet confirmé la culpabilité de l’accusé aux yeux de la justice), le seul enjeu de la lutte concerne la peine : Mumia Abu Jamal sera-t-il condamné à mort ou sa peine sera-t-elle commuée en une peine de prison à perpétuité ?
Le réalisateur Marc Evans.
L’affaire Abu Jamal-Faulkner semble être une plaie que Philadelphie ne souhaite pas rouvrir, comme si la ville préférait vivre dans la fiction de la culpabilité de l’activiste afro-américain plutôt que d’affronter la réalité. Toute ma vie [en prison] fait d’ailleurs un parallèle intéressant et pertinent, en rappelant que la municipalité a préféré honorer – par la construction d’une statue à son effigie – le boxeur fictif (blanc) Rocky Balboa au détriment de ses sportifs locaux (noirs) bien réels, à savoir Joe Frazier et Sonny Liston. L’affaire judiciaire donne d’ailleurs l’occasion à Marc Evans et son équipe d’offrir au spectateur un petit aperçu de l’histoire de la ville principale de l’État de Pennsylvanie : un racisme endémique – et toujours d’actualité – dans une mégalopole qui compte 44 % d’afro-américains ; la brutalité policière « légendaire » à Philadelphie (un procès a d’ailleurs été lancé contre la municipalité) ; le maccarthisme et le procès des époux Rosenberg, dont le fils apparait à l’écran. Le métrage s’intéresse plus particulièrement à la répression du « mouvement noir », à travers les manœuvres pour contenir et surveiller le Black Panther Party ainsi que le procès intenté contre Angela Davis, militante communiste et proche de ce parti radical qui fut à la pointe du mouvement Black Power.
Moins connue, la communauté MOVE (The Christian Movement For Life) fondée par John Africa fut elle aussi victime de la répression politico-judiciaire. Certains de ses membres furent jugés à perpétuité lors d’un procès obscur et sentencieux. Plus grave, en 1985, l’implication d’officiels politiques dans un bombardement en hélicoptère (!!!) mystérieux qui provoqua un incendie, dans lequel moururent les familles de ce mouvement de libération revendiquant le retour à un mode de vie plus proche de la nature. Onze personnes moururent, dont cinq enfants. La vision insoutenable des corps calcinés de ces derniers n’est pas épargnée aux spectateurs, des images nécessaires pour les habitants de Philadelphie afin qu’ils n’oublient pas cette répression quasi-systématique de la contre-culture américaine. Une répression devenue « instinctive » de la part des forces de l’ordre, comme le fait remarquer le rappeur/acteur Mos Def qui se fait embarquer alors qu’il improvise un concert sur la voie publique. L’artiste protestait contre l’administration Bush qui – lors de l’ouragan Katrina – laissa à l’abandon les victimes (essentiellement des pauvres issus de la communauté noire) qui perdirent foyers et quelquefois des proches (l’ouragan fit près de deux mille morts, rappelons-le).
Angela Davis, en compagnie de William Francome.
Au-delà du propos sur les errements du système judiciaire étatsunien et de l’histoire de l’affaire Mumia Abu Jamal, Toute ma vie [en prison] séduit par le dynamisme de sa mise en scène, qui emprunte autant aux codes du film documentaire (images d’archives, interviews de personnalités telles le linguiste et philosophe Noam Chomsky, les rappeurs Snoop Dogg et Mos Def, l’écrivain Alice Walker, etc.) qu’il innove en utilisant différents effets visuels et esthétiques (collages, animation, etc.) combinés à une bande son appropriée du plus bel effet (Hip Hop, Soul, Funk et Jazz).
Alors que depuis la fin du tournage un nombre inimaginable de minutes se sont encore écoulées pour Mumia Abu Jamal dans le couloir de la mort (un « enfer » selon ses propres mots), le prisonnier se rappellera de la date d’anniversaire de William Francome le 9 décembre – une date qui doit être gravée dans sa mémoire – et pensera lui passer un coup de fil pour le lui souhaiter. Un condamné à mort qui parvient à oublier sa condition de mortel en sursis et est capable d’empathie. Sans doute la plus belle preuve d’espoir pour les plus de trois mille prisonniers en attente d’exécution aux États-Unis d’Amérique, considérée aujourd’hui encore par certains comme la « plus grande démocratie du monde ».
Fabien Le Duigou.
Sortie le 23 novembre 2011 (distribué par Lug Cinéma)
Bande annonce (Vostfr) :
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