En 2010, les vampires n’effraient plus grand monde. L’habitude de les voir déambuler dans les sombres couloirs des écrans de cinéma a totalement – ou presque – inhibé notre crainte de ces monstrueuses humanités corrompues. Et pourtant, depuis le saisissant retour aux sources signifié par le Dracula de Coppola, les cinéastes de tous âges, de toutes générations n’ont eu de cesse de nous confronter encore et encore aux suceurs de sang, comme s’ils voulaient faire de leur film le premier du genre à montrer des créatures aux longues canines et aux yeux injectés de sang. Peine perdue, dans la plupart des cas ; et pour le spectateur, sensation inépuisable de répétition du même. A part John Carpenter et ses Vampires, rares sont ceux qui sont parvenus à atteindre une dimension originale du mythe vampirique, au-delà des tentatives de retour au classicisme des adaptations d’Anne Rice (Entretien avec un vampire) ; la seule solution, pourtant, pour sortir de la spirale de l’éternelle reproduction, est bien de proposer une vision inédite qui tienne compte des connaissances cinéphiliques, et non d’espérer que le public reste ignorant des classiques du genre. La plus mauvaise idée serait bien de commencer un film de vampires en partant du postulat que les spectateurs ne connaissent rien à la tradition susdite, un peu comme s’ils se retrouvaient dans la peau des protagonistes du roman de Bram Stocker, confrontés à une puissance maléfique qui vide le sang de ses victimes et dont ils ignorent tout; une telle négation des productions passées nierait la modernité. D’autres types monstrueux ont souvent bien réussi ce passage : désormais les zombies n’ont plus grand-chose à voir avec les morts-vivants traînassant de George Romero, sauf quand celui-ci se parodie lui-même avec Diary of the Dead, ils se définissent comme des enragés et courent à toute vitesse pour mieux croquer leurs victimes. Qu’on apprécie ou pas ce point de vue, force est de constater qu’il est doublement original : moderne et indéfiniment variable.
Le propos de départ des frères Spierig (déjà repérés par les amateurs de genre avec Undead en 2003), Australiens d’origine, rentre dans ce cadre précis de l’originalité. Leurs vampires n’ont plus cette marginalité qui était le propre du comte Dracula et de ses sbires, discrets par nécessité vitale. Au contraire, ils ont désormais pignon sur rue : en mélangeant au thème vampirique celui de la catastrophe naturelle – une épidémie d’ampleur mondiale, dont nous ne saurons pas grand-chose, a métamorphosé une grande majorité de l’humanité en suceurs de sang, laissant peu de survivants littéralement vivants – qui ravive nos démons eschatologiques, ils proposent le modèle d’une société futuriste qui a vu les vampires devenir l’espèce dominante sur la planète, reléguant les humains à l’état de simple bétail. Et des vampires qui, malgré tout, conservent les propriétés de leurs ancêtres littéraires et cinématographiques : ils prennent feu au soleil, ne se reflètent pas dans les miroirs et meurent si on leur enfonce un pieu dans le cœur. La question n’est d’ailleurs plus de savoir comment les tuer, mais comment pérenniser leur espèce, mise en danger par la pénurie à venir du sang humain.
L’intelligence du film réside justement dans sa volonté de poser un cadre habituel et moderne. L’introduction de l’époque, des personnages et des lieux de l’action pourrait renvoyer à d’autres genres cinématographiques – notamment le film policier, ambiance vestimentaire des années trente oblige – sans faire nécessairement appel aux codes du film fantastique. Pas de petit village transylvanien inquiétant, pas de voyage chaotique le long des routes de montagne escarpées, pas de château hissé dans les sommets, habité par un étrange personnage vêtu d’une longue cape rouge… Au contraire, nous sommes dans une Amérique tout ce qu’elle a de plus classique, au coeur d’une grande ville non identifiée, aux immeubles transpercés par une pluie incessante. Le personnage interprété par Ethan Hawke, l’hématologue Edward, sort de sa voiture et observe un groupe d’adolescents peu sympathiques : ils écoutent leur lecteur mp3 et tiennent chacun un gobelet cartonné de type Starbucks. Rien d’anormal, sinon que ces adolescents, comme tous les êtres qui peuplent cette ville, sont dotés d’yeux d’un vert brillant et de canines sur-dimensionnées. Puis Edward se rend à son travail, homme actif parmi d’autres. Bien sûr, nous sommes en pleine nuit, fallait-il le préciser ? Car si les vampires ont perpétué le mode de vie qui était le leur avant leur transformation – c’est-à-dire un mode de vie essentiellement capitaliste, basé sur le déplacement et le travail, c’est tout ce que nous verrons ces personnages faire – ils ont, évidemment, dû s’adapter à leur condition physique nouvelle.
C’est donc désormais l’homme qui se cache, qui se meut en toute discrétion, qui fuit sans cesse, qui reste dans la lumière tandis que les maîtres prennent possession du monde de la nuit. Ce renversement nodal permet aux frangins malins de décliner toute une série de situations insolites et effrayantes : on vit de nuit et dort de jour ; on se rend au kiosque pour acheter un verre de sang, « pur à 20% » ; on croise, près des écoles, des panneaux indiquant des « Passages nocturnes d’élèves » ; on s’offre des bouteilles de sang 10 ans d’âge ; on subit des émeutes du sang en lieu et place des émeutes de la faim… L’objet du film surgit pleinement de ces situations paradoxales : la monstruosité est toute relative, l’abomination change aisément de camp. L’humanité, en voie de disparition, représente une mode désuète ou, au choix, un luxe réservé aux plus riches. Au coin d’une rue, une affiche de l’Oncle Sam invite les citoyens à « capturer les humains ». Mais la décadence n’est pas loin : les vampires qui ne se nourrissent plus de sang subissent les effets de la carence, et se transforment physiquement, perdant leur apparence humaine pour devenir de véritables monstres aux grandes ailes, plus proches de la chauve-souris que du bipède intelligent.
Ce schéma riche en possibilités offre aux réalisateurs de multiples opportunités pour bâtir une critique cinglante (sanglante ?) de notre propre société. Car le sujet, ici, c’est bien la disparition potentielle de l’homme dans un avenir proche. De là à calquer sur ce patron des paraboles sociales… Il serait simple, ainsi, de voir dans la condition des humains une évocation de la situation des immigrés aujourd’hui ; ou de percevoir, dans la dégradation corporelle des « dégénérés », ces vampires en soif de globules rouges, l’image corrompue renvoyée par ces sans-abris, des désespérés, ces laissés-pour-compte qu’une majorité de la population garde consciemment au bord du chemin. Le propos du cinéma fantastique laisse souvent poindre une critique sociale acerbe, aussi pointue que les effrayantes canines.
Seul bémol : dans la traduction de leur propos, les Spierig se sentent parfois obligés – pour répondre aux attentes d’un public plus jeune ? – de marteler quelques effets sonores dénués de sens, et qui tendent à déstabiliser l’ensemble. Ils n’avaient vraiment pas besoin de cela, mais on le sait : c’est la mode. Il faut simplement savoir passer outre ces quelques scories stylistiques. Et comme le cinéma est aussi un art de la compensation, on excusera volontiers les deux frères de ces légères erreurs parce qu’ils nous offrent tout de même le plaisir de retrouver sur grand écran l’inénarrable Willem Dafoe ; et rien que pour ce bonheur, Daybreakers est à ne surtout pas rater !
Eric Nuevo
Sortie en salles le 3 mars 2010
Daybreakers, bande-annonce en VOST