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Cinq ans après l’affreux King-Kong, qui se prenait les pieds dans le tapis de la démonstration de force « Jurassic parkienne », un récit tirant à la ligne affublé de scènes utilitaristes côté effets spéciaux et de moments de comédie distendus aussi mal narrés que ridicules, Peter Jackson revient sur le devant de la scène débarrassé du gigantisme qui fit de lui – légitimement – l’un des rois du cinéma fantastique moderne et de l’adaptation « respectée » et respectable. La critique annonçait son nouveau film Lovely Bones comme une réitération esthétique et thématique de son chef-d’œuvre réel (pas celui des anneaux, donc) Créatures Célestes. Il faut d’emblée calmer le jeu de cette comparaison qui, même si elle ne s’avère pas complètement dénuée de fondements (un traitement narratif commun de l’expérience humaine très forte, de l’harmonie fusionnelle – d’un personnage avec son univers, un être aimé ou son entourage – par-delà la mort, et un rapprochement similaire du poétique et du funèbre), ne se justifie pas au-delà de son postulat émotionnel, tant le fossé graphique qui sépare ces deux métrages habités par une inspiration profonde mais différente, se révèle énorme, pour ne pas dire infranchissable. Lovely Bones n’est peut-être pas le grand film annoncé par tous ou presque, mais il restera sans doute comme l’une des visions cinématographiques les plus habitées (et forcément contestables) du moment – et de son auteur.
En s’attachant à dépeindre la vie ici bas puis dans l’au-delà de la jeune Susie Salmon (Saoirse Ronan, un premier rôle éblouissant), Peter Jackson développe sans aucun doute l’un de ses thèmes favoris, la persistance fantomatique de l’amour et de la beauté de la vie même après une brutale rupture avec la réalité et l’harmonie du quotidien ; même après un basculement dans l’horreur du meurtre pédophile. Les premières minutes s’imposent, rassurantes, portées par l’essence du style de Jackson (long travellings circulaires agrémentés de plongées, mouvements de caméra vertigineux mais raisonnés), au spectateur en proie au doute thématique et scénique après l’effroyable King Kong et la démesure (justifiée, mais encore faut-il apprécier le genre…) du Seigneur des Anneaux. Ce décodage visuel instantané, assorti d’un ressenti dramatique à fleur de peau, nous fait dire dans les minutes qui suivent le générique que Lovely Bones est bien un film de Peter Jackson. D’autant que le cinéaste confirme toute la maestria narrative qu’on lui attribue au moins depuis Créatures Célestes, notamment dans sa construction cinématographique et montée en puissance, de la destinée d’une part, de l’omniscience, de la conscience supérieure, qu’elle soit justice (divine) ou maléfice, d’autre part : en témoignent, pour la première, cette très belle mise à mort (bouleversement plastique et thématique dans le rapprochement de ces deux notions antinomiques) d’un meurtrier que le climax (très bonne séquence de la décharge, portée par une frustration communicative) dérobait à la vindicte publique (celle du spectateur surtout) et filmique (tension aiguë et entorse iconoclaste au traditionnel dénouement de l’intrigue criminelle). Pour la seconde, ces incroyables séquences autour de la maison de poupée assemblée par Stanley Tucci (brillante interprétation) : cache-cache de regards, théâtralisation suprême du rôle du donneur de vie (le père) ou du régulateur (le flic, interprété avec simplicité par Michael Imperioli, échappé des Soprano) face au donneur de mort, soit la parfaite symbiose / symbolisation du rôle de Créateur, Jackson Dieu d’un cinéma porté sur l’au-delà, décideur omnipotent d’un univers, d’un petit monde qu’il domine, surplombe du haut de sa mise scène élaborée avec (un peu trop de) minutie.

Lovely Bones est donc bel et bien, au sommet de son art dramaturgique et opératique, un film de Peter Jackson. Mais : un Peter Jackson versé dans l’intimité et la nostalgie, d’une époque à la rigueur (les teintes orangées, les couleurs éclatantes mais dans un sépia sous trip acidulé), d’une passion pour les belles histoires personnelles brisées dans leur élan d’épanouissement, plus sûrement.
Déroulant le fil d’une mise en abyme annoncée dès le début (ce bonhomme dans une boule à neige que Susie toute petite plaint d’être ainsi coincé pour la vie), Jackson raconte avec le cœur et la photographie astrale de son chef opérateur Andrew Lesnie, la malédiction de Susie Salmon, créature céleste enfermée dans sa condition de victime d’un crime impuni ; une idée chère au cinéaste, et qu’il explorait dans des tonalités différentes dans ses autres histoires d’une vie chaotique après la mort (surtout Fantômes contre fantômes).
La propension du cinéaste à charger sa vision de symboles oniriques et paradisiaques auréolés de pureté, d’un éclat propre à l’infinité du beau, ou du moins à ce que l’auteur considère comme tel, nuit néanmoins à l’unité du projet. C’est ici que les ennuis formels commencent. Rattrapé par ses démons de la surcharge visuelle et poétique (lesquels n’influençaient pas Créatures Célestes par exemple), Jackson livre un très beau film malheureusement déséquilibré dans son rythme par l’accumulation de tableaux de l’au-delà déclinés selon l’état émotionnel de Susie et de son entourage vivant. Une mise en scène alourdie, tamponnée par des compositions qui flirtent avec un art pompier, la carte postale envoyée de l’Eden, la naïveté picturale érigée en canon esthétique d’un cinéma de genre dominant, sincère et profondément maîtrisé mais excessif, et graphiquement écœurant – de lumières, de sentiments qu’on devine sans qu’il soit utile des les illustrer, de chimères projetées, de tristesses esquissées. Tenant à nous rappeler qu’il ne maîtrise pas seulement les affects mais aussi l’émotion (et pourtant, promis, nous ne l’avions pas oublié), Jackson prend un peu trop au pied de la lettre la notion d’angélisme. Ses représentations de l’au-delà, images trop pures, trop naturalistes, d’un mysticisme sentimental composé comme l’iconographie idéale d’un beau livre sur le paradis, sans agacer tout à fait (ce sera à la discrétion sensible de chacun au final), freinent notre enthousiasme à rester captivé par l’histoire de cette famille déchirée et aux aspérités relationnelles réelles (Susan Sarandon en grand-mère alcoolique mais stimulante, Mark Walhberg en père, féru de maquettes de bateaux en bouteilles, déconnecté puis fragilisé jusqu’à l’éclatement héroïque : chez Jackson, les marginaux de l’imaginaire ou du mode de vie sont définitivement les derniers remparts de l’affectif, de la survivance amoureuse, même maladroite ou troublée).

En toute logique décevante, c’est dans la matérialisation archétypale de ces clichés animés que se prolonge la vision non plus naïve (donc touchante) mais puérile d’un Jackson qui laisse parler une « adolescence de l’image » refoulée (et qui déjà imprégnait King Kong, modèle érudit du film de puceau découvrant l’amour dans sa version gigantesque) : ainsi, cette caractérisation physique prévisible du tueur pédophile, forcément gras du bide et du cheveu, forcément affublé de lunettes et d’une calvitie disgracieuses. C’est le versant le plus sibyllin du réalisateur, une fâcheuse tendance ces dernières années à nous marteler que le beau est tout simplement plus légitime, innocent, salvateur, admirable, que le laid. Tout ne devrait pourtant pas être aussi simple, même si la profonde sincérité de cette mise en exergue nous fait aussi psalmodier, à l’attention du métrage et en écho au jeune poète Ray Singh (Reece Ritchie) s’adressant à son amoureuse céleste :« You’re beautiful, Susie Salmon ». Paradoxe d’un génie englué dans son excès de sentimentalité.

Stéphane Ledien

> Film sorti en salles le 10 février 2010



Lovely Bones, bande annonce en VF



Lovely bones, bande-annonce / trailer en VO



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