L’année commence sous les meilleurs augures possibles puisqu’elle s’ouvre sur le visage radieux de Rachel Weisz, peut-être la plus fascinante des actrices contemporaines. Ce regard illuminé, hypnotisant qu’elle nous lance depuis les affiches d’Agora, cinquième long-métrage de l’Espagnol surdoué Alejandro Amenábar, est une invitation explicite au voyage dans l’Alexandrie de la fin du IVe siècle. Rachel Weisz y incarne la belle Hypatie, une talentueuse scientifique qui aurait peut-être pu découvrir le schéma héliocentrique du système solaire, plus de mille ans avant Copernic. La période évoquée ici est celle où Alexandrie fut littéralement renversée par le dogme chrétien, ultime étape de sa conquête prosélyte du monde.
L’affiche préventive, qui circulait depuis le festival de Cannes et montrait Hypatie de dos devant la cité d’Alexandrie, illustrait mieux Agora et son personnage féminin que les actuelles réclames publicitaires trop hollywoodiennes : parce qu’Hypatie, dont l’existence est avérée par quelques textes de référence, tourna délibérément le dos à toute vie sociale traditionnelle de l’époque pour se vouer pleinement à l’étude des sciences. Hypatie faisait bien moins cas de sa beauté – réelle et célébrée dans les lettres de l’un de ses élèves, Synésios de Cyrène – que de ses connaissances, l’une et l’autre l’aidant à assouvir les passions des étudiants du Collège et à asseoir son autorité auprès d’eux. Fille du philosophe Théon, qu’elle dépassa largement en érudition, Hypatie cultiva son héritage hellénistique à Athènes avant de revenir à Alexandrie enseigner Platon et Aristote ; femme de sciences, elle refusa obstinément de se convertir au christianisme dont la vague était alors inexorable, et fut assassinée aux environs de 40 ans par des fanatiques religieux du fait de son influence grandissante sur le préfet romain de la cité.
Bien entouré d’un tel sujet et de tels comédiens – Michael Lonsdale jouant Théon, Oscar Isaac endossant le costume de l’élève prétendant, Oreste, et Max Minghella celui de l’esclave secrètement amoureux, Davus – Alejandro Amenábar, le petit génie ibérique qui commença sa brève carrière avec un coup d’éclat, Tesis, avant de poursuivre avec coup sur coup deux chefs-d’œuvre du cinéma de genre, Ouvre les yeux et Les Autres, pouvait risquer de laisser filer la bobine en roue libre. Or, avec un talent subtil et à l’aide d’une mise en scène parfaitement calibrée, Amenábar parvient à rendre à la fois l’immensité, la démesure et l’éclatante intensité de son sujet, notamment à travers son filmage de la cité cyclopéenne d’Alexandrie – ainsi que le centre de la cité, la seconde bibliothèque, antre d’Hypatie, littéralement le centre du monde. Amenábar construit son propos autour de cette bibliothèque et de ce Temple, décors autour desquels s’agence le climax du milieu du film : lorsque la masse imposante des chrétiens, autrefois minoritaires en regard des païens, envahit le Temple pour en faire chuter toutes les statues, puis la bibliothèque pour en détruire tous les parchemins, tous ceux qu’Hypatie et les siens ne sont pas parvenus à sauver en fuyant.
La caméra du réalisateur, jusqu’alors attachée aux pas de l’astronome, muette observatrice des événements, se métamorphose en organe du jugement : elle capte, impuissante, les milliers d’ouvrages que les chrétiens jettent au bûcher ; elle enregistre le geste négationniste de Davus, l’esclave affranchi, autrefois élève assidu des théories cosmiques de sa maîtresse, brisant de sa propre main la maquette de système solaire ptoléméen qu’il avait bâtie pour lui plaire. Il ne faut que ces quelques plans pour entériner la victoire de la soumission religieuse contre la liberté scientifique de penser. Dans la partie qui s’ouvre alors, la seconde, l’obscurantisme propre au christianisme a gagné autant de place qu’il a converti d’âmes. Mais Hypatie, qui en un instant a perdu tout ce qu’elle aimait le plus – père et livres, tous brisés dans l’invasion du Temple – refuse toujours d’embrasser l’enseignement du Christ. C’est ce qui lui vaudra les foudres des fanatiques ; et, par l’effet de l’obscurantisme chrétien, l’oubli de l’Histoire. Agora répare aussi une injustice.
Eric Nuevo
> Sortie en salles le 6 janvier 2010