D’habitude, lorsque vous conseillez un film à quelqu’un, il vous faut entrer dans quelques détails truculents de l’histoire pour tenter la personne. Pour vos amis les plus cinéphiles, peut-être les appâter en mentionnant d’ingénieuses idées de mise en scène, des symboles, des sous-textes alléchants ? Accident, lui, possède une qualité assez rare : le film n’a pas besoin de tout cela, les promesses de son synopsis lui suffisent. Jugez plutôt. « Le Cerveau » est la tête pensante d’un groupe de quatre tueurs à gages dont la spécialité est de déguiser les meurtres qu’ils commettent en accidents. Lorsque l’un de ses assassins meurt dans un accident de la route, « le Cerveau » ne peut se résoudre à croire à un simple hasard… Cette proposition excitante se déploie lors de la première moitié du récit, elle-même scindée en deux. Autrement dit, Soi Cheang prend son temps.
Un premier mouvement présente le métier du quatuor. Une séquence épatante. Le second, un « accident » qui tourne mal et coûte la vie au « Gros » (Lam Suet, évidemment). La mécanique de la mise à mort, dans les deux cas, est mise en images avec une minutie extrême. On pense aux enchevêtrements funestes de la saga Destination Finale, et ce n’est pas un mal. D’autant plus que, formellement, Johnnie To influence son poulain de manière visible, comme il l’a souvent fait dans ses nombreuses productions. Ici, il s’agit d’une branche précise des films de la Milkyway Image : le film de démonstrations. Les ancêtres du genre peuvent être Pickpocket de Robert Bresson ou Tuer ! de Kenji Misumi. Une technique singulière y est dévoilée, et répétée (le vol éponyme dans le premier, la botte secrète d’un bretteur dans le second), et sa simple manifestation prime – un temps, seulement – sur toute intrigue. Accident s’inscrit dans cette tradition. En 2008, Johnnie To avait déjà, respectivement, réalisé et produit Sparrow et Filatures (de son scénariste Yau Nai-hoi) : deux films de démonstrations mettant en scène des groupes de criminels, le premier composé de pickpockets et le second, d’experts en filatures.
La dramaturgie est ici inchangée. Dans Accident, on retrouve cette même attention pour la démonstration de l’art du jour. L’éblouissement est continu. La virtuosité de Soi Cheang est indéniable, assurément contrôlée par To pour qu’il ne se laisse pas aller à des effets stylistiques illisibles comme dans son épuisant Dog Bite Dog (2007). Puis le film change de ton, dans sa seconde part. L’influence se veut plus hollywoodienne. On pense à quelques films de théories du complot des années 1970, notamment à Conversation Secrète (F.F. Coppola, 1974) lorsque « le Cerveau » espionne son ennemi supposé depuis un appartement voisin. Un climat paranoïaque, que le cinéaste charge en images angoissantes. L’irruption du propriétaire dans l’embrasure de sa porte reste un mémorable moment d’effroi. Bien décidé à faire d’Accident un film complet, l’œuvre glissera avec élégance vers le mélodrame dans ses derniers instants. Un coup de théâtre ménagé, une intervention divine inespérée, et les deux histoires d’amour tragiques se mêlent in fine dans un bain de sang et de larmes. Les quelques productions Milkyway qui parviennent à allier leur immuable virtuosité à une plus précieuse encore émotion deviennent aisément des classiques instantanés de la firme hongkongaise. Et au niveau de la cinématographie mondiale, un néo-classique de chez Johnnie To, ça fait un grand film pour clore en beauté l’Année Cinéma 2009.
Hendy Bicaise
> Film sorti en salles le 30 décembre 2009
> Lire aussi notre chronique du film Dog Bite Dog sur le site officiel de la revue, rubrique « Critiques exclusives », ainsi que notre article dans VERSUS n° 13 sur l’esthétique vidéo et les caméras embarquées dans Filatures, et nos chroniques du coffret DVD Johnnie To dans VERSUS n° 16.