Les amateurs d’Audrey Hepburn se souviennent des leçons de grande cuisine que la jeune comédienne est forcée de prendre à Paris dans Sabrina de Billy Wilder : domestique aux Etats-Unis, elle est envoyée en France pour y apprendre les bonnes manières. Le cuisinier français, affublé d’une toque à l’ancienne et de manières très « gaies », totalement snob et complètement cliché, enseigne à ses jeunes élèves à casser correctement les œufs dans la poêle : « All is in the wrist ! », l’accent franchouillard en sus. Cette vision du bon Français, baguette et béret compris, et de l’excellente gastronomie hexagonale, perdure encore dans le cinéma hollywoodien, les clichés se nourrissant continuellement d’eux-mêmes. Ce sont ces archétypes qui président à ce joli film de Nora Ephron où, en parallèle de l’histoire d’une américaine trentenaire qui souhaite réaliser tout un ouvrage de recettes en une année, et interprétée par la délicieuse et dynamique Amy Adams, se déroule le récit, quarante ans plus tôt, de la vie parisienne d’une femme de diplomate américain, jouée par Meryl Streep, qui pour passer le temps prend des cours de cuisine à la prestigieuse école Le Cordon Bleu, avant de se lancer dans la rédaction d’un ouvrage destiné aux ménagères d’outre-Atlantique. La première séquence nous plonge immédiatement dans le grand bain du goût à la française : Julia et Paul Child arrivent tout juste en France, passent par Rouen où ils déjeunent de la sole meunière dans un restaurant typique, avant de filer à Paris pour s’y installer. Ruelles étroites et grouillantes, marchés pleins de vie, vendeurs rondouillards et boulangeries à tous les coins de rue : ce ne sont pas les Child qui promeuvent l’Amérique en France – c’est le travail de Paul, excellent Stanley Tucci – mais la France qui promeut sa gastronomie aux Etats-Unis. Julie & Julia nous emmènent dans un Paris bourré de clichés, mais d’agréables clichés. Et Hollywood provoque sur Paris la même réaction que Julia Child sur les Français, bougons et grogneurs : par sa bonne humeur et sa joie de vivre, elle les fait sourire. Le Paris à l’Américaine est un Paris rieur et idéal, un Paris poétique et goûteux.
Ici, pas de parodie d’Un Américain à Paris où Gene Kelly et Leslie Caron dansaient sur les quais de la Seine en face des tours de Notre-Dame, plutôt une vision feutrée de la capitale hexagonale à travers ses qualités culinaires, comparable à l’imagerie pittoresque véhiculée par le récent Ratatouille. D’autant qu’il ne s’agit pas de n’importe quel Paris : ce sont les rues des années cinquante, la décoration, les costumes de l’après-guerre ; un Paris où, après la terreur du nazisme et de l’Occupation, tout semble possible, y compris réaliser ses rêves les plus ambitieux. Certes, il est moins compliqué pour Julia Child de parvenir à apprendre la cuisine que pour le sympathique rat de Pixar – morphologie oblige – mais, quoi qu’il en soit, Julie et Julia sont là pour nous convaincre qu’il n’existe pas une chose telle que l’impossibilité de réaliser ses envies. Bloquée dans un travail déprimant et dans un appartement niché au-dessus d’une pizzeria, Julie, l’Américaine trentenaire, est l’archétype de l’existence ratée : elle a, à son actif, une moitié de roman et à peine un démarrage de carrière. Elle se lance alors le défi de réaliser les quelques cinq cents recettes du livre de Julia Child en une année, et d’en raconter les épisodes sur un blog qui se révèlera obtenir un succès fou. Son parcours est mis en parallèle avec celui de Julia pour la bonne raison que les deux femmes se ressemblent : à un moment de leur vie, elles ont toutes deux décidé de changer de cap, de modifier leur trajectoire pour atteindre un objectif précis.
Cet objectif est profondément libérateur : faire la cuisine n’a d’autre but que de s’éloigner des contraintes matérielles, de s’affranchir d’une réalité pesante. Après une dure journée de travail, Julie ne trouve sa liberté que dans sa minuscule cuisine ; au moins là peut-elle doser son existence à son goût. Les deux femmes partagent encore cela. La passion naissante de Julia compense le prosaïsme du travail de Paul à l’ambassade, tandis que celle de Julie répond au pragmatisme de la profession d’Eric, journaliste dans une revue d’archéologie (lui étudie le passé, elle rend le présent plus sucré). Loin de faire l’impasse sur l’histoire, dans la mesure où il est adapté de ces deux aventures réelles – la vie de l’une à Paris, la vie de l’autre en Amérique –, le film s’ancre dans un contexte particulier, celui des années cinquante, et s’en sert d’échelle pour promouvoir son message. Paul est par exemple victime des interrogatoires indélicats mis en place par le sénateur McCarthy au moment de la Chasse aux sorcières, simplement parce qu’il voyage beaucoup en Europe et qu’il a vécu quelques temps en Chine, CV qui lui vaut toutes les suspicions d’anti-patriotisme. A cela, Julia répond par la force des cuillères et des casseroles : le meilleur des patriotes est celui qui apporte à ses concitoyens la connaissance des plaisirs du monde entier, spécifiquement, ici, de la cuisine française qui, pour reprendre les mots de Julie, « a appris aux Américains comment manger ». Julia aide ainsi son mari à circonvenir aux événements qui le font douter de sa viabilité. Car Julie & Julia n’est pas qu’un film sur la nourriture : c’est également une double chronique de couples heureux. Avec du Woody Allen dans l’âme. Clin d’œil explicite : lorsque Julie hésite à plonger les homards dans l’eau bouillante, on repense avec plaisir à la séquence analogue de Annie Hall quand Allen et Diane Keaton affrontent une armada de crustacés dans leur cuisine. Encore un cliché qui persiste !
Eric Nuevo
> Sortie en salles le 16 septembre 2009