Home

Ce n’est un secret pour personne : dès qu’il entend parler de la prochaine sortie d’un film d’anthologie, l’amateur frétille beaucoup plus qu’un poisson dans l’eau ou qu’une sardine dans la poêle. Imaginons donc les bonds successifs à l’annonce publiée par Elephant Films : trois titres de James Whale disponibles en Blu-rays : The Kiss Before the Mirror (1933, Le Baiser devant le miroir), By Candlelight (1933, Court-circuit) et Green Hell (1940, L’Enfer vert). Bon, ce ne sont pas précisément des films d’anthologie mais des titres suffisamment peu connus d’un réalisateur grandement admiré pour mettre les sens en éveil.

Car ceux qui gardent un œil vers le cinéma du passé connaissent, on l’espère, le nom de James Whale. Ce cinéaste anglais qui s’installa à Hollywood au début du parlant a rendu mythiques quelques grands sujets fantastiques : Frankenstein, dont il illustre deux aventures (en 1931 et en 1935 avec La Fiancée de Frankenstein), les demeures inquiétantes (The Old Dark House en 1932) et l’homme invisible (avec des trucages qui, bien que datant de 1933, restent encore géniaux). On l’aura compris, Whale a fourbi l’essentiel de ses armes au sein de la Universal.

Frank Morgan dans « Le Baiser devant le miroir »

Le Baiser devant le miroir n’est pas à proprement parler un film fantastique mais il s’en rapproche, alors que les autres appartiennent à des genres différents : la comédie pour Court-circuit et l’aventure exotique pour L’Enfer vert. Le Baiser est un mélodrame qui emprunte bien des aspects au fantastique. On retrouve à son générique, outre le nom de Whale, une photographie signée par Karl Freund, chef op’ expressionniste de Murnau et Robert Wiene, qui réalisa également deux fleurons du fantastique : La Momie (1932) et Les Mains d’Orlac (1935).

Vu leurs antécédents, il est normal qu’avec un sujet somme toute banal (l’infidélité féminine), Whale et Freund se soient rapprochés d’un genre dans lequel ils étaient au top, utilisant d’ailleurs, sans doute pour des raisons d’économie, quelques décors de Frankenstein. Ainsi, la salle du tribunal où se retrouvent les avocats, splendidement gothique et hors-contexte. Et, dès la première séquence, l’utilisation d’un chat noir qui donne l’ambiance.

Gloria Stuart et Paul Lukas dans « Le Baiser devant le miroir »

Le fantastique est bien présent quand, dans ce film, semble exister une véritable malédiction. Les femmes sont infidèles et leur maris deviennent des assassins. C’est vrai dès la première scène du film qui nous fait assister à un meurtre, celui de Gloria Stuart (la future vieille dame du Titanic de Cameron) commis par Paul Lukas. C’est vrai ensuite lorsque l’avocat (Frank Morgan), traversant la cour d’une prison, voit la tête d’un détenu à travers un soupirail. « Tu es encore là, lui demande-t-il. Je te croyais sorti. » Et l’autre lui répond que sa femme le trompait et qu’il l’a tuée, ainsi que son amant. Plus tard, l’avocat lui-même nourrira les mêmes soupçons à l’égard de son épouse. Quant à l’assistante de l’avocat, jouée par Jean Dixon, elle explique ainsi son célibat et les avantages qu’il présente : « Au moins, personne ne me tuera jamais ! » Et elle ajoute, ironique : « C’est finalement un compliment pour nous que les hommes aillent jusqu’à nous tuer. »

Jean Dixon dans « Le Baiser devant le miroir »

Tout le film est ainsi ambigu, comme si le féminicide était la suite logique de l’infidélité. Heureusement, comme le chante Brassens, qu’il ne faut pas jeter la pierre à la femme adultère et qu’un personnage féminin, celui de l’assistante de l’avocat, vient à chaque fois pimenter de ses commentaires le machisme ambiant.

Nancy Carroll dans « Le Baiser devant le miroir »

Il est beaucoup question de miroirs dans ce film, jusqu’au titre : d’un reflet dans un bassin aux boudoirs devant les grandes glaces desquels se joue chaque fois une sorte de jeu de la vérité. Et si ces objets renvoyaient les images, réelles ou déformées, de notre société ? Ils deviendraient alors les supports d’une malédiction, d’où une fois encore le rapprochement avec un film fantastique, qui fait que la femme doit être frivole et son mari jaloux. Le sujet dut tellement plaire à James Whale qu’il en tourna un remake en 1938 : Wives Under Suspicion (Femmes délaissées), que l’on retrouve en supplément du Blu-ray.

Femmes délaissées est une preuve évidente de la qualité de construction dont fait preuve Whale. Autant Le Baiser devant le miroir se rattache au courant du fantastique, autant le remake opte pour les standards du film policier. Et cela dès le générique, avec le graphisme du titre et la musique, très « polar », pour laquelle trois noms se disputent les crédits : Charles Henderson, Charles Previn et Frank Skinner.

Warren William joue le rôle d’un procureur. L’acteur incarna en 1936, dans la version du Faucon maltais de Dashiell Hammett dirigée par William Dieterle et rebaptisée Satan Met a Lady, le détective (Sam Spade, bien que dans ce film William porte le nom de Ted Shane) qui sera immortalisé cinq ans plus tard par Bogart. C’est dire si Warren William est lié au genre policier. Femmes délaissées s’ouvre sur la condamnation d’un gangster et son exécution, tandis que le procureur s’amuse, sur un boulier, à pousser une boule ayant la forme d’une tête de mort. « Comme un Indien, suggère son assistante (Cecil Cunningham), qui compte ses scalps ! » Cet attorney est un fanatique de la peine de mort — il se vante même de 11 exécutions en 18 mois. Il se consacre tant à sa carrière qu’il en délaisse sa femme. Au point de se voir rappeler par son assistante l’anniversaire de cette dernière (et les cadeaux et fleurs qui vont avec).

Sur le tournage de « Femmes délaissées » : Gail Patrick, James Whale et Warren William

Au moment où le procureur se décide enfin à partir en vacances avec madame, un meurtre est commis qui va le retenir. Son auteur est incarné par Ralph Morgan, qui n’est autre que le frère de Frank Morgan, qui jouait l’avocat dans Le Baiser devant le miroir. Le lien entre les deux films ne tient pas qu’au scénario et à la parenté de deux des acteurs. Alors que Ralph Morgan raconte à Warren William les circonstances du meurtre, il lui parle d’un baiser échangé avec sa femme devant son miroir. Quand les flics embarquent Morgan, William se gargarise de ce « baiser devant le miroir », citant à plusieurs reprises le titre du précédent film et décrétant : « Ce baiser devant le miroir est une autre histoire. » Comme si Whale poussait ses spectateurs à rester dans la salle puisqu’ils ne se retrouvaient pas à suivre tout à fait le même scénario. Comme s’il leur disait : « Patientez, vous aurez des surprises ! »

Lillian Yarbo dans « Femmes délaissées »

De bout en bout, le film se suit avec intérêt et on regrettera juste la représentation des domestiques noirs, inhérente à l’époque. Warren William et son épouse (Gail Patrick) ont une curieuse façon d’appréhender les réflexions de Creola (Lillian Yarbo), présentée comme quelqu’un de simple, voire simple d’esprit. Ce qu’on retrouvait fréquemment dans les rôles dévolus à Stepin Fetchit, acteur spécialisé dans ce genre de personnages.

Entre 1933 (Le Baiser devant le miroir) et 1938 (Femmes délaissées), cinq ans à peine séparent deux modes de production. Le ton est beaucoup plus libre en 1933, à une époque que les spécialistes nomment Pré-Code et qui se situe avant l’instauration, en 1934, du Code Hays de censure. En 1933, Whale peut se permettre de montrer une femme s’apprêter pour son amant (d’ailleurs incarné par Walter Pidgeon, future grande vedette de la MGM) et se déshabiller devant la fenêtre. Et donc devant son jaloux d’époux.

Cet époux, Paul Lukas, fait encore partie du casting de Court-circuit, marivaudage dans lequel un serviteur et son maître échangent leurs rôles. Dans un genre totalement différent, la comédie sophistiquée, Whale est tout aussi à l’aise, muni d’un scénario qui ravirait Lubitsch. À la différence près, comme le souligne Jean-Pierre Dionnet dans un supplément, que Whale et Lubitsch n’ont rien à voir et que l’un ouvre les portes quand l’autre les ferme. Parlant de ce jeu de l’amour et du hasard, où l’on ne sait plus bien qui est qui et dans lequel les classes sociales se mêlent intimement — du moins, pour le spectateur —, un critique américain a écrit que « là où Lubitsch aurait été suave, Whale pousse l’action jusqu’à l’hystérie ». Court-circuit était, paraît-il, un des films préférés de son auteur, qu’il appréciait plus que ses œuvres horrifiques.

L’Enfer vert est sans doute le titre qui suscitait le plus de curiosité. Cette histoire d’archéologues à la recherche de trésors incas perdus au fin fond de l’Amazonie et entourés de tribus hostiles avait l’air de valoir son pesant de maracas. Et c’est le cas. Plaisant mais paresseux, le film a surtout l’immense privilège d’avoir à son crédit les noms de George Sanders et Vincent Price, bien plus intéressants que le héros, joué par Douglas Fairbanks Jr. Et puis, il y a la femme — il faut toujours une femme dans ces histoires —, interprétée par Joan Bennett. Restons un moment penchés sur le casting. Dans le rôle de « native girls », puisque c’est ainsi qu’elles sont créditées, on trouve Lupita Tovar et Nina Quartero, qui méritent bien qu’on s’attarde un peu sur leurs cas.

Nina Quartero, qui joue une « native girl » dans « L’Enfer vert », ici dans « The Monkey’s Paw »

La première fut, en 1931, l’héroïne de la version hispanique de Dracula, tournée dans les studios de la Universal. George Melford remplaçait Tod Browning à la réalisation tandis que Carlos Villarias endossait la défroque du vampire immortalisé par Bela Lugosi. Mis à part les nombreux rôles qu’elle tint par la suite, Lupita eut un autre titre de gloire : celui de devenir une doyenne du cinéma puisqu’elle alla rejoindre le maître des ombres en 2016, à l’âge de 106 ans. Nina Quartero eut, quant à elle, de petit rôles ici et là. On retient surtout son nom grâce à une photo prise sur le tournage de The Monkey’s Paw (1933), un film de Wesley Ruggles auquel Ernest B. Schoedsack, l’un des pères de King Kong, apposa sa griffe. Voilà un film que l’on aimerait découvrir !

« L’Enfer vert » : Lupita Tovar, Gene Garrick, Julian Rivero, Douglas Fairbanks Jr, Alan Hale, George Sanders, George Bancroft, Vincent Price et Anita Camargo

Revenons à cet Enfer vert et ses intrépides héros dignes d’Indiana Jones. Tout est là pour plaire : un temple enfoui dans la jungle, une femme qui tourne la tête à tous ces aventuriers qui, pourtant, en ont vu d’autres, le flegme et la classe de George Sanders, l’ambiguïté apportée par Vincent Price qui nous a tellement habitués aux personnages de méchant qu’on n’arrive pas à croire qu’il est vraiment dans le bon camp. On sent, malgré tout, et malgré la présence à nouveau de Karl Freund, une lassitude du côté de James Whale, dont cet Enfer sera l’avant-dernier film. On peut penser, à la même époque ou un peu plus tard, à des cinéastes de la trempe de Wilhelm Thiele ou Robert Florey qui se retrouvent à diriger des séries B ou des énièmes aventures tarzanesques alors qu’ils méritent beaucoup mieux. Que faire, en effet, de ces décors de jungle hollywoodienne ? Finalement, Whale ne s’en sort pas si mal que ça, aidé par les éclairages de Freund et le jeu de ses acteurs, beaucoup plus que par le scénario de Frances Marion.

Jean-Charles Lemeunier

« Le Baiser devant le miroir », « Court-circuit » et « L’Enfer vert » : trois films de James Whale sortis en DVD et Blu-rays par Elephant le 31 janvier 2023.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s