Puisqu’il est toujours idéal de réviser nos classiques, saluons la bonne idée de Carlotta de ressortir en Blu-ray deux films de François Truffaut. Le premier, La peau douce, remonte à 1964 (Les 400 coups datant de 1959). Le second, Le dernier métro, de 1980. Soit quatre ans avant la disparition du cinéaste. Autant dire qu’on assiste à une sorte de grand écart entre l’un et l’autre. La peau douce commence à s’éloigner des concepts de la Nouvelle Vague tout en gardant certains principes, comme le tournage en extérieurs. Le dernier métro tourne carrément le dos à tout ce qui faisait la saveur du courant, jouant de l’artificialité des décors.

Dans un très beau noir et blanc, La peau douce raconte non pas l’histoire d’un amour mais celle d’une liaison adultère. Dès le premier plan des deux mains enlacés, on comprend de quoi il sera question : un index porte une alliance, l’autre non.

Dans un formidable supplément du Blu-ray — qu’il faut absolument voir —, Nicolas Saada apporte sur le film une interprétation à laquelle on ne peut qu’avoir envie de souscrire. Et si Jean Desailly, avec son costume étriqué et sa mallette qui ressemblent à la description que Godard faisait de Julien Duvivier, symbolisait le cinéma « qualité française » ? Alors Françoise Dorléac représenterait la Nouvelle Vague dans tout ce qu’elle a de jeune, de moderne, d’attirant.
La femme est en effet incarnée par une radieuse Françoise Dorléac, un personnage inscrit effectivement dans la modernité. Truffaut efface juste le brin d’excentricité qui caractérisera par la suite les rôles de l’actrice, de L’homme de Rio (tourné la même année) à Cul-de-sac (produit l’année suivante). L’homme, lui, a les traits de Jean Desailly, synonyme d’un cinéma qui porte le sceau de la qualité française tellement décriée par Truffaut. Avant d’apparaître devant la caméra du jeune Turc de la Nouvelle Vague, Desailly a été dirigé par Jean Delannoy, André Berthomieu, Gilles Grangier, Denys de La Patellière, Claude Autant-Lara, autant de réalisateurs honnis dans le fameux article de Truffaut paru dans Les Cahiers du cinéma en 1954 : Une certaine tendance du cinéma français.

Jean Desailly est donc un écrivain marié qui s’ennuie dans son couple et tombe sous le charme d’une hôtesse de l’air, Françoise Dorléac. La première vision qu’il a de la jeune femme dans l’avion est d’ailleurs typiquement truffaldienne : sous le petit rideau tiré par l’hôtesse dans l’avion, n’apparaissent que des jambes et des pieds qui se déchaussent. On ne peut que penser à ses jambes aperçues par le soupirail de Vivement dimanche et à celles qui défilent, pendant le générique de L’homme qui aimait les femmes. Desailly et Dorléac sont filmés dans l’exercice de leur fonction : elle dans l’avion et lui un bouquin à la main, qui plus est pas vraiment sexy puisqu’il s’agit de Balzac et l’argent.
Tous deux, c’est une évidence, vont tomber dans les bras l’un de l’autre et le film s’attache ensuite à montrer la misère d’un amour adultère quand les deux amants ne peuvent se voir comme ils le voudraient. Le pire arrive lors d’un déplacement professionnel en province. L’accumulation d’impondérables, personnifiés par l’organisateur de la soirée (excellent Daniel Ceccaldi), pourrait être amusante si elle ne s’avérait pas pathétique. Car Truffaut, refusant de viser son sujet par la lorgnette du tragique, le rend souvent navrant, mesquin. Françoise Dorléac va plus loin, parlant d’humiliation, quand Desailly ne voit là que des mésaventures qui l’empêchent de profiter de sa maîtresse. La force de La peau douce réside justement dans cette sorte de détachement à raconter un drame bourgeois. Car drame il y a.

Il était en début d’article question des jambes — ici, celles de Françoise Dorléac — que François Truffaut aimait filmer. Le cinéaste parsème son œuvre de détails qui revêtent pour lui une grande importance et que l’on remarquera ou pas. Il en est ainsi d’une affiche de Jean Cocteau (un de ses maîtres) dans le cinéma où Desailly part faire une conférence. Le thème-même de la conférence, à partir du documentaire de Marc Allégret Avec Gide, signifie beaucoup pour Truffaut. Cette scène est d’ailleurs l’occasion d’un très beau plan avec des silhouettes chinoises qui se découpent sur les images d’André Gide. Enfin, ultime clin d’œil, on note la présence, le temps d’une scène de drague passablement pitoyable — le mec insiste tandis que Françoise Dorléac le repousse —, du scénariste Jean-Louis Richard qui, avec quatre films écrits pour Truffaut, tiendra dans la carrière de ce dernier autant d’importance que Jean Gruault (cinq films).

Le dernier métro est, en quelque sorte, à l’opposé de La peau douce. Malgré ses dix César et ses succès public et critique, le film semble curieusement manquer de sincérité. Sans doute parce qu’il est entièrement tourné en décors, de la scène de rue du départ à toutes celles se déroulant ensuite dans un théâtre. Truffaut a honni ce style de cinéma mais, entre temps, il s’est rangé et a mûri.
Le sujet donne-t-il lieu à « un grand film malade », ainsi que Truffaut dénommait « les chefs-d’œuvre inaboutis » ? Ce Métro donne l’impression que le cinéaste passe à côté du grand sujet qu’il voulait traiter sous l’occupation allemande : celui du cinéma. Comment ce cinéphile acharné n’a-t-il pas évoqué la Continental, compagnie de cinéma installée à Paris par les nazis, plutôt que le théâtre ? Il ne mentionne la maison de production que dans une scène au cours de laquelle un réalisateur baptisé Valentin vient demander au personnage de Catherine Deneuve — elle est dans le film actrice et directrice de théâtre — de jouer dans un film « qui sera produit par la Continental ». La séquence a disparu du métrage final (on la retrouve en bonus), comme si Truffaut avait décidé de ne s’intéresser qu’au théâtre et à son, le mot est cité en préambule, artificialité.

Un autre point prouve que, sans doute, Truffaut ne pouvait, sous peine de polémiques, traiter du cinéma. Il montre un critique théâtral collabo joué avec délectation par Jean-Louis Richard. Les spécialistes auront reconnu, dans le passage où Gérard Depardieu, acteur dans le film, le gifle parce qu’il a écrit une mauvaise critique de la pièce dans laquelle il joue, une allusion à un fait réel. En 1941, Jean Marais frappa Alain Laubreaux — Richard a d’ailleurs repris la coiffure reconnaissable de Laubreaux — pour une mauvaise critique publiée dans Je suis partout. Et qui s’occupait de la critique cinématographique dans ce journal pro-allemand ? Un certain François Vinneuil, plus connu sous le nom de Lucien Rebatet, dont la peine en 1946 pour collaboration et intelligence avec l’ennemi, la condamnation à mort, fut commuée en travaux forcés à perpétuité. Rebatet sera finalement relâché en 1952 et continua à écrire. Et Truffaut le fréquentera quand il travaillera pour la revue Arts, dans ces mêmes années cinquante. On peut donc regretter — mais on ne refera pas l’Histoire — que le cinéaste n’ait pas porté à l’écran un scénario dans lequel seraient intervenus le cinéma, qui le passionne, et des gens tels que Rebatet, qu’il avait approchés.

Le dernier métro situe donc son action pendant l’occupation nazie. Mais nous ne sommes pas ici dans L’armée des ombres et Truffaut, délaissant l’aspect quasi documentaire et angoissant du film de Melville, préfère accentuer la théâtralité de son propos. Il ne s’agit pas de parler de la Résistance mais de l’époque vue à travers les yeux d’une troupe théâtrale.
On l’a souligné, la première séquence censée se situer dans la rue respire le décor. D’ailleurs, que montre-t-elle, cette ouverture ? Un homme suit une femme dans la rue, la nuit. Il la drague, cherche à obtenir son numéro de téléphone en vain. On apprendra plus tard que cette femme est lesbienne et que la situation est forcément faussée, l’homme n’ayant aucune chance de la séduire. C’est ainsi que tout le film va insister sur l’accessoire plutôt que sur la réalité. Une jeune fille éprise de théâtre cache son étoile jaune sous son écharpe pour assister à la première d’une pièce. La Kommandantur est symbolisée par les uniformes SS et les croix gammées sans qu’une réelle tension ne se dégage. Et, jusque dans la pièce que jouent sur scène Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, les dialogues sur la joie et la souffrance appartiennent à une autre œuvre, très exactement à La sirène de Mississippi, un film dans lequel Truffaut avait déjà dirigé l’actrice onze ans avant. Comme si le cinéaste désirait mettre davantage de chair dans ce qui ne pourrait être, sans cela, qu’un décor vide.

Un mot encore sur les comédiens de talent, venus d’univers différents, qui apparaissent dans Le dernier métro. Si l’on ne s’étonne pas de voir réunis Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, si l’on apprécie une nouvelle fois la présence de Sabine Haudepin — la petite fille de Jules et Jim et La peau douce —, on retrouve également Jean Poiret, Andrea Ferreol, Heinz Bennent et Paulette Dubost. Et l’on devine le bonheur de Truffaut d’avoir dirigé l’actrice de Renoir.
Le dernier métro est considéré par beaucoup comme « un grand cru », une « œuvre de plénitude ». On a bien sûr le droit de préférer Les 400 coups, Les deux Anglaises, Baisers volés… ou La peau douce.

Enfin, signalons dans le coffret ultra collector la présence du livre de Jérôme Wybon, Dans les coulisses du Dernier métro, enthousiasmant recueil de témoignages, d’articles d’époque et de textes contemporains, enrichis d’une cinquantaine de photos. La plupart prises par le photographe de plateau Jean-Pierre Fizet.
Jean-Charles Lemeunier
La peau douce de François Truffaut en édition prestige limitée combo DVD/Blu-ray
Le dernier métro de François Truffaut en coffret ultra collector DVD/Blu-ray + livre
Sortis par Carlotta le 2 juin 2021.