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Après un réjouissant Dictionnaire du cinéma japonais, dirigé par Pascal-Alex Vincent et décliné en deux volumes (cinéastes et acteurs), Carlotta persiste et signe en sortant un indispensable coffret de cinq Blu-rays de Mikio Naruse. Celui dont le Taïwanais Edward Yang louait « ‘l’invincible style invisible » (la citation est reprise par Eléonore Mahmoudian dans sa notule sur Naruse, dans le premier volume du dictionnaire) est le quatrième mousquetaire du trio classique : Mizoguchi, Kurosawa et Ozu. Comparé d’ailleurs à ce dernier, Naruse n’a été reconnu en France que bien longtemps après sa mort en 1969 : d’abord à Locarno en 1983, puis à San Sebastian en 1998 avec une large rétrospective reprise trois ans plus tard à la Cinémathèque française. « Ce géant du cinéma japonais, lisait-on alors dans Les Inrocks sous la plume de Frédéric Bonnaud, avait pour obsession le sujet le plus difficile qui soit : le frémissement. »

Voilà donc cinq films livrés à notre cupidité cinéphile, et non des moindres : Yama no oto (1954, Le grondement de la montagne), Nagareru (1956, Au gré du courant), Onna ga kaidan wo agaru toki (1960, Quand une femme monte l’escalier), Midareru (1964, Une femme dans la tourmente) et Midaregumo (1967, Nuages épars, sa dernière œuvre). Et l’on entend déjà dans les forêts les futurs sapins de Noël réclamer ce coffret à leur pied.

 

 

À n’en pas douter, Mikio Naruse est un orfèvre du mélodrame. Un mélodrame qu’il a le souci d’ancrer dans un présent en crise. On pense à Raffaello Matarazzo, grand maître du mélo italien dans les années cinquante, qui, dès Treno popolare (1933), plaçait sa caméra en extérieurs, annonçant le néoréalisme. On retrouve chez Naruse, dans ces cinq films, ces quartiers pauvres ou industriels (Quand une femme monte l’escalier), ces luttes pour survivre, ces questions incessantes d’argent qui viennent à chaque fois tourmenter les héroïnes. Pour que les personnages puissent parler de leurs soucis, Naruse a souvent recours à des promenades, où ceux qui discutent sont précédés par un travelling arrière. Ainsi ceux qui suivent les protagonistes en sortant de la maison puis dans un parc dans Le grondement de la montagne, ou le long des quais dans Une femme dans la tourmente.

 

 

Dans ce film qui raconte le combat du traditionnel et de la modernité avec l’arrivée des supermarchés et la ruine consécutive des petits commerçants, Reiko (Hideko Takamine, actrice fétiche de Naruse, dont la carrière court de 1929 — elle avait 5 ans — à 1979) lutte elle-même contre ses sentiments. Cette jeune femme à qui même sa famille reproche ses allures strictes est amoureuse de son jeune beau-frère, incarné par Yûzô Kayama — qui était par ailleurs chanteur à succès et, donc, parangon de la modernité. À noter que Kayama était le fils de l’acteur Ken Uehara, protagoniste du Grondement de la montagne. Dans un beau noir et blanc digne des chefs-d’œuvre classiques, Une femme dans la tourmente est contemporain des premiers essais derrière la caméra d’Oshima, Imamura, Terayama ou Wakamatsu, représentants des nouveaux courants du cinéma nippon. C’est dire si Naruse se place du côté des petits commerçants et de la jeune femme traditionnelle face aux bouleversements de la société. La Qualité japonaise face à une Nouvelle Vague. Ce changement d’époque, on le retrouve également dans une phrase de dialogue du Grondement de la montagne, lorsque le beau-père regrette : « Les temps ont bien changé ! » Seules concessions faite à cette jeunesse dans Une femme dans la tourmente : la présence d’un chanteur yéyé dans le rôle principal et une première séquence assez stupéfiante, dans laquelle des jeunes gens organisent pour leurs copines un concours de gobage d’œufs. La guerre est finie, le rationnement aussi et il est grand temps de changer sa façon de vivre.

 

 

En parallèle, Naruse filme également beaucoup en intérieurs. Ses magnifiques images sont admirablement composées, jouant sur les cadres des fenêtres ou sur la profondeur de champ : on reste bouche ouverte devant cette séquence d’Au gré du courant, avec un personnage au premier plan, sa mère au second et la pluie qui tombe au troisième. Du grand art !

Comme chez son collègue Mizoguchi, les femmes sont l’élément moteur des films de Naruse. Il sait les filmer, être attentif à leurs regards, leurs attentes, leurs craintes, leurs reculs de peur d’être mal jugées, par crainte du poids de la société. Oh, ces yeux tristes de Hideko Takamine, sublimés par la caméra de Naruse dans Une femme dans la tourmente. « Tu es noble », remarque son partenaire et la noblesse est bien l’une des caractéristiques les plus présentes chez les actrices de Naruse. Même lorsqu’elle joue l’ivresse dans Quand une femme monte l’escalier, Hideko Takamine reste noble. Le cinéaste revendique ce savoir-faire, lui qui n’hésite pas à faire reprocher à une vieille épouse : « Tu crois comprendre les femmes simplement parce que tu en es une ? » Celui qui la prononce, le vieux père du Grondement de la montagne, montre ainsi qu’il comprend mieux une femme, en l’occurrence sa belle-fille, qu’une femme elle-même.

 

 

Il y a toujours de la tristesse dans la destinée des héroïnes de Naruse. Qu’elles soient geishas (Au gré du courant), hôtesses de bar (Quand une femme monte l’escalier), commerçante aux amours impossibles (Une femme dans la tourmente), épouse mal mariée (Le grondement de la montagne) ou veuve (Nuages épars), la femme narusienne est triste. Que dire du regard larmoyant de Setsuko Hara dans Le grondement ? Avec son air de ne pas y toucher, Naruse en dit beaucoup sur la société patriarcale japonaise. « Le mariage, affirme-t-on ici, est une loterie où l’homme a généralement un ticket perdant. » Dans ce film, le mauvais numéro, c’est plutôt Setsuko Hara qui l’a tiré. Son époux la délaisse et elle vit son malheur auprès de ses beaux-parents, allant même jusqu’à avorter. « Elle se tue en signe de protestation », remarque-ton à son propos. Car les hommes sont souvent lâches chez Naruse (c’est le cas, dans Quand une femme monte l’escalier, des prétendants de Hideko Takamine) et Ken Uehara, qui joue le mari, n’est pas en reste.

Toujours dans Le grondement de la montagne, un masque de nô représentant un enfant est offert au beau-père (So Yamamura). Ce masque en dit long sur ceux que la société nous force à porter. Comme dans cette séquence, terriblement cruelle, où le digne Yamamura rend visite à la maîtresse de son fils et la paie pour qu’elle renonce à cet homme dont elle est amoureuse et porte l’enfant. Tout au long du film, Yamamura porte un intérêt amoureux à sa bru et cet amour sans issue est dévoilé à la fin, alors que tous deux se promènent dans un parc. Comme le beau-père s’extasie sur la grandeur de l’espace, Setsuko Hara prononce le mot vista. « Vous ne connaissez pas ce mot ? s’étonne-telle. C’est la perspective ! » Et, soudain, Naruse change la perspective de son récit et nous déclare qu’il ne faut pas s’arrêter à la surface.

 

 

 

Nuages épars, ultime film réalisé par Mikio Naruse, est le seul à l’avoir été en scope et en couleurs dans ce coffret. Réflexion sur la modernisation du pays, le film est divisé en deux parties. La première se situe dans des décors contemporains avec grandes barres d’immeubles et costumes modernes pour l’ensemble des personnages. L’histoire montre un jeune couple qui doit partir travailler aux États-Unis et, un peu plus loin, on voit des touristes yankees venir visiter le Japon. Un drame survient : le mari meurt accidentellement et l’automobiliste qui est cause de sa mort (un rôle dans lequel on retrouve le chanteur à la mode Yûzô Kayama) va tomber amoureux de la veuve (Yoko Tsukasa). Pour cacher son chagrin, la jeune femme retourne dans l’auberge familiale près du lac Towada. Toute cette seconde partie va se dérouler dans des intérieurs traditionnels avec des femmes vêtues de kimonos. Comme si, après la guerre et l’américanisation de la société (on voit d’ailleurs Kayama boire un Coca), le Japon avait du mal à oublier la blessure causée par la défaite. « Oubliez-moi, supplie la veuve lorsqu’elle quitte Tokyo. Moi, je veux oublier ! »

Dans ce drame cornélien, Naruse fait le grand écart entre deux styles cinématographiques. Celui de la modernité, proche de Hollywood, où, après le décès du mari, il sera énormément question d’argent. Où, également, les relations sexuelles sont explicites. Ainsi, après l’accident, la maîtresse de Yûzô Kayama (jouée par la James Bond Girl Mie Hama) quitte celui qui est devenu un assassin aux yeux de tout le monde. Pour bien signifier que les deux vivent ensemble alors qu’ils ne sont pas mariés, Naruse filme la jeune femme prenant son sac sur une table… et laissant à côté les clefs de l’appartement de son amant. Celui de la pudeur, où la mort est mimée par gestes lors d’une scène de danse — alors que le corps blessé a été filmé auparavant — et où Naruse multiplie les symboles représentant le passé et le présent.

Que dire de Nuages épars sans tomber dans la banalité ? Que c’est beau comme du Douglas Sirk ? C’est certain ! Et que Naruse est, définitivement, un cinéaste qui compte ? Assurément !

Jean-Charles Lemeunier
 
Coffret Naruse de cinq Blu-rays : sortie chez Carlotta Films le 21 novembre 2018

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