Prisonnier d’une tragique actualité, Made in France a fait les frais de la prévalence du réel sur la fiction. Non seulement parce que les attentats de 2015 ont remis en cause sa sortie, jusqu’à lui interdire l’accès aux salles de cinéma. Mais surtout parce que son sujet, éminemment délicat, s’est laissé rattraper par les terribles circonstances, affaiblissant de fait sa portée. La faute à l’horreur du terrorisme, désormais trop en avance sur l’ingéniosité des scénaristes.
Et si le sens profond du djihadisme résidait dans le besoin d’adrénaline d’une jeunesse perdue ? C’est, en somme, ce que se propose de raconter Made in France, le long-métrage de Nicolas Boukhrief consacré à cinq candidats au terrorisme qui se laissent glisser le long de la pente qui mène au pire. Cinq jeunes gens qui se définissent par leur besoin que quelque chose se passe, de l’action, en somme. Une nécessité d’action – mais pas au sens américain du terme : cette voie est abandonnée vers le milieu du film, lorsque Christophe, le personnage-fils à papa qui préfère se faire appeler Youssef, accepte de se débarrasser d’une photo de Tony Montana, le protagoniste du Scarface de Brian de Palma, qu’il admire tellement. Exit la performance cubaine et sous acides d’Al Pacino, séduisante mais irréaliste. Exit l’action façon thriller hollywoodien, donc. Et bonjour l’adrénaline, la vraie, celle qui fait bouillir le sang dans les veines parce que quelque chose de grand va se passer. Christophe, toujours lui, répond ainsi à Sam qui lui demande pourquoi il a choisi de se convertir à l’islam plutôt que de suivre la tradition chrétienne de ses parents : « Le christianisme ? Trop ennuyeux ! » Made in France déploie le récit d’une jeunesse qui s’ennuie, parce qu’elle n’a plus de valeurs auxquelles se raccrocher. Une jeunesse qui, faute de pouvoir changer les choses, ou parce qu’elle n’a pas la patience de le faire pacifiquement, choisit de dynamiter son propre avenir en transperçant la chair de sa nation.
Quelque part, Made in France, c’est un peu La Haine, mais 20 ans plus tard. Les lascars ne traînent plus dans les cités mais dans des quartiers pavillonnaires chics (c’est dans la maison de sa grand-mère que Christophe accueille ses camarades, au cœur d’un quartier résidentiel de banlieue dont un mouvement de caméra nous donne à voir toute l’atmosphère paisible, avec ses trottoirs bordés d’arbres et ses joggers sereins). Le comble de l’intensité, ce n’est plus de contempler une arme à feu, c’est de s’en servir (l’hallucinante scène de fusillade dans la caravane du marchand d’armes). Le triumvirat black-blanc-beur a été remplacé par une problématique de classes : c’est bien la France au gré de toutes ses strates sociales qui se retrouve autour de l’ordinateur, à regarder sur Internet comment fabriquer une bombe artisanale. Il y a Hassan, le chef, revenu du Pakistan avec l’ordre de mettre la France à feu et à sang – peau blanche, pas de barbe, yeux fous, et un faux air de Thierry Frémont qui donne l’impression qu’il pourrait casser la figure du premier qui hausse le ton. Il y a Driss, l’arabe, sévèrement endoctriné et prêt à en découdre – mais pas à n’importe quel prix. Il y a Sidi, le malien, rapidement rongé par le doute. Et puis il y a Christophe, en rupture avec une vie toute tracée d’héritier de bonne famille, et Sam, le journaliste, l’infiltré, fort de sa riche culture musulmane et de sa connaissance du Coran. C’est d’ailleurs lui qui donne des cours d’arabe à Hassan. Autant, donc, pour les clichés. Autant pour cette vision d’un terrorisme qui se nourrirait seulement de communautarisme – même si le film de Boukhrief n’exclut jamais une possible contagion du fanatisme : c’est, après tout, dans la mosquée d’un quartier défavorisé (une salle de prière aménagée dans une arrière-boutique) que les jeunes se font endoctriner par un discours antirépublicain qui, fort de promesses inquiétantes, ouvre le long-métrage.
Le message est clair, mais il a malheureusement été devancé par les événements réels : le Mal se cache au creux de la société française et il a déguisé son visage. Cette France n’est pas plurielle : elle est éclatée. Pas pour des raisons sociologiques, sociétales, urbanistiques. Et surtout pas pour des raisons religieuses. Mais par rejet du monde comme il va, et au cœur duquel ces jeunes gens ne parviennent plus à discerner ce qui est bon et Beau (comme autrefois l’ange de Voltaire qui voulait détruire la ville de Persépolis parce qu’il n’y voyait que du mal).
Drôle de drames
Drôle de destin que celui du dernier film de Nicolas Boukhrief, produit par Canal +, tourné avant les attaques de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes, dont la sortie en salles était prévue pour le 18 novembre de la même année, avant d’être repoussée du fait des attentats qui ensanglantèrent Paris 5 jours plus tôt. Voilà un long-métrage quelque peu maudit, qui devait finalement arriver au cinéma courant janvier 2016, et qui s’est retrouvé sur les plates-formes de VoD en toute fin de mois après le désistement du distributeur SND et des salles de cinéma qui devaient le projeter. En ouverture du film, un carton nous indique que le tournage a été bouclé bien avant que des terroristes éliminent consciencieusement les trois-quarts de la rédaction de l’hebdomadaire satirique, comme si l’œuvre filmée s’excusait par avance d’avoir été dépassée par la réalité.
Dépassée ? Humiliée, même, par la réalité. Car Made in France, regardé à l’aune de la sanglante année 2015, semble aussi loin qu’on peut l’être de l’authentique menace qui plane aujourd’hui sur les vies humaines. Dans le scénario de Nicolas Boukhrief et d’Éric Besnard, le machiavélique plan des terroristes n’arrive pas à son terme. Et plus que cela : en guise de « révélation » (le jeu sur la connotation religieuse du terme est volontaire), le script recentre l’action sur les seuls personnages visibles dans le champ, car ici personne ne tire les ficelles. Pas d’al-Qaida, pas de Daech, aucun organisme lointain qui aurait décrété la guerre sainte à l’Occident. Juste quelques Pieds-Nickelés qui voudraient se rendre intéressants sous prétexte d’un islamisme qui sert surtout de métaphore pour une dynamique de groupe – le chef, Hassan, et ses sbires qu’il garde sous son contrôle exclusif. De la politique, en somme, plus que du fanatisme. Un paradigme bien résumé par l’un des personnages, Driss, le plus sévère dans sa volonté de djihad, mais aussi celui qui finit rejeter l’idée d’une attaque contre des innocents, et qui lance, à ce Youssef qui est en réalité un Christophe de descendance bourgeoise, qu’il ne sait rien de la souffrance des enfants palestiniens dont il se réclamait puisque qu’il est Breton.
Or, ce que montre le film n’est déjà plus valable. Ce que Made in France racontait en 2014 s’est transformé, en 2015, en un discours totalement différent. Ce n’est certes pas la faute de Boukhrief, et pas plus celle de Besnard, mais leur scénario, basé sur la balade sauvage de Mohamed Merah, loup solitaire qui a tué sept personnes à Toulouse et à Montauban en 2012, pourrait aussi bien avoir écrit il y a dix ans, au moment des attentats contre Madrid puis Londres, au moment où l’Occident stupéfait découvrait le nouveau profil de terroristes qui s’étaient intégrés dans la société pour mieux la détruire de l’intérieur. Cet état de fait est toujours vrai – c’était le cas des fous de Dieu qui ont assassiné la France en 2015. Mais il y a aujourd’hui un esprit qui pense ces crimes, qui les appelle de ses vœux, qui les commandite et qui dirige les mains soumises de ces êtres de papier, tellement persuadés que leur croyance aveugle leur confère de la force qu’ils en deviennent des coquilles vides, sans amour ni compassion.
Made in France d’hier et d’aujourd’hui
S’il est dommageable que le film n’eût pas eu droit à sa sortie en salles, même si l’on comprend l’indélicatesse que ce lancement sur grand écran eût été dans la foulée des pires attentats qui ont jamais touché notre pays, cette irréalité latente de son message le fait de toute façon flotter au-dessus de l’actualité. À peine ouverte, Made in France referme déjà la parenthèse. Cette clôture se retrouve dans la structure même du film, qui démarre avec le retour de Hassan et se termine avec l’échec de l’opération mise sur pied par leur cellule. En nous révélant, dans le dernier acte, qu’il n’y a jamais eu de « chefs », en exposant la vérité, à savoir que la longue série de carnages qu’il promettait à la suite de leur attaque n’aura pas lieu, Hassan boucle la boucle. Et laisse dire au film que le terrorisme est une roue fermée sur elle-même, limitée à ces marionnettes sans objet, ces mannequins qui ne sont en quête que du pouvoir et de la reconnaissance.
Reste un film rondement mené, plutôt bien joué dans l’ensemble, qui souffre peut-être un peu d’une interprétation décalée (nous n’avons pas été convaincu par le jeu de Malik Zidi/Sam, qui est pourtant le protagoniste pivot de l’intrigue), mais qui a le mérite d’exister et de montrer certaines vérités. D’abord, que le fanatisme religieux est avant tout politique – ou machiavélique au sens strict, de celui qui justifie les moyens par l’obtention d’une fin. Ensuite, que le djihadisme est sa propre limite en même temps qu’il est sa propre énergie : il n’a aucune assise, aucune fondation extérieures à lui-même. Enfin, que l’extrémisme est une mauvaise herbe qui pousse sur le terreau de l’ignorance. C’est ce que prouve bien le fait que le chef, Hassan, ne parle pas même arabe. C’est ce que montre très justement le personnage le plus équilibré, Sam, l’intellectuel, celui qui maîtrise à la fois la langue et le Texte, dont la prière finale – tandis que son épouse relit l’article qu’il a rédigé sur ses péripéties – souligne la profondeur d’un amour transcendant qui ne se réclame d’aucune extériorité. Dans la société d’aujourd’hui, il n’est pas besoin de détester les Hommes pour aimer Dieu.
Eric Nuevo
Made in France
France
Réalisation : Nicolas Boukhrief
Scénario : Nicolas Boukhrief et Éric Besnard
Production : Canal +
Photographie : Patrick Ghiringhelli
Musique : Rob
Montage : Lydia Decobert
Distribution : Malik Zidi (Sam), Dimitri Storoge (Hassan), François Civil (Christophe), Nassim Si Ahmed (Driss), Ahmed Dramé (Sidi)…
Durée : 89 min
Date de sortie : 29 janvier 2016 en VoD