Dans Le Pont des espions, son plus beau film depuis le début de la décennie, l’adulte Spielberg revient sur ce qu’était l’enfant Steven au tournant des années 60. Sur fond de Guerre froide, de récit d’espionnage, et de confrontations mémorables entre comédiens sublimés par la lumière vivante et vibrante de Kaminski, le film raconte surtout l’Amérique d’aujourd’hui regardée (et jugée) par celle d’hier. Pour nous rappeler, avec un sens certain du timing, que la nation, que toutes les nations, doivent camper sur leurs valeurs face à l’adversité, et toujours montrer à l’ennemi que leurs vertus sont plus fortes que l’intangible menace.
Steven Spielberg a beau être entré dans l’âge adulte depuis pas mal de films, il n’a pour autant jamais cessé d’observer le monde à travers le regard de l’enfant. La figure enfantine, c’est son bouclier à lui, cette entité derrière laquelle l’homme plein de sagesse (qui aura 69 ans le 18 décembre) se protège lorsque la réalité est trop cruelle pour être montrée telle quelle. De sorte qu’un jeu passionnant consiste à trouver, dans ses films, et surtout dans ceux qui ne traitent ni de l’enfance, ni directement des relations familiales, où se cache le môme et quel sens sa position dans le récit confère au scénario. Occasionnellement, c’est évident : rappelez-vous de la petite fille au manteau rouge qui tranchait avec le noir et blanc désespéré de La Liste de Schindler, ou du rôle primordial de la fillette de Tom Cruise dans La Guerre des mondes – c’était elle, avec une naïveté toute enfantine, qui nous révélait la clé de l’énigme, avec cette écharde plantée dans sa paume que son corps finirait par rejeter en tant que corps étranger. D’autres fois, c’est moins aisé, parce que l’enfant n’est qu’une présence spectrale : pensez au fils disparu de Minority Report qui conditionne tout le parcours du héros, ou à l’ombre du benjamin absent de la famille Lincoln, Willie, décédé à la Maison Blanche, source de l’anxiété (et, disons-le, de la folie latente) de Mary Todd Lincoln, laissant planer sur toute la maisonnée une menace inexprimée au parfum enivrant de mort.
Allons, enfants…
L’enfant, donc. Indispensable, même lorsqu’il se trouve en périphérie du récit, quand il est à deux doigts d’en être éjecté par la force centrifuge d’une narration qui accélère. L’enfant, et son regard posé sur le monde, ou sur sa famille – ce qui en revient au même. Qui veut comprendre Le Pont des espions, ce nouveau grand film « adulte » de Spielberg (l’adjectif, régulièrement accolé à la caractérisation d’une œuvre du réalisateur, n’est jamais innocent), ne peut pas se passer d’explorer la dimension enfantine qui le traverse, et sublime son message. Deux plans, au moins, nous informent de l’importance de cette dimension. Un raccord, d’abord, sans doute le plus beau du Pont des espions : celui qui fait se succéder l’entrée du juge Byers dans le tribunal, où doit débuter le procès de l’espion soviétique Rudolf Abel, et une salle de classe où de jeunes enfants se lèvent, semblant obéir, par effet de transition, à l’ordre du juge plutôt qu’à celui de la maîtresse. Il ne s’agit pas seulement, pour Spielberg (et pour son monteur Michael Kahn) de faire une analogie entre le monde des adultes et celui des enfants – analogie qui soulignerait que nous vivons dans la même triste réalité, nous et eux. Mais plutôt de dresser un pont entre une génération aux idées arrêtées, au socle éthique profondément enfoui dans le sol, et une autre, encore vierge de tout préjugé, libre de pouvoir prendre une direction ou une autre (l’amour ou la haine de l’Autre), en somme, une génération que l’éducation (publique, familiale) est en train de forger, et dont il faut préserver toutes les chances de se construire un juste bagage moral.
Le second plan se situe vers la fin. James B. Donovan vient de rentrer à la maison. Sa femme, qui le croit revenu d’un voyage d’affaires à Londres, l’accueille à la porte, mais pas ses trois enfants (une jeune femme d’une vingtaine d’années, Carol ; Roger, le cadet, d’une dizaine d’années ; Peggy, la benjamine, un ou deux ans plus jeune que Roger), scotchés devant le poste de télévision où un présentateur annonce la libération du pilote américain Francis Gary Powers, capturé par les Soviétiques après que son avion U-2 a été abattu dans leur espace aérien, ainsi que de l’étudiant Frederic Pryor, arrêté par la police est-allemande, tous deux remis aux autorités contre Rudolf Abel, révélant au passage le rôle essentiel tenu par Donovan dans cette opération. Estomaqués, les quatre membres de la famille se retournent vers le héros du jour (qui est monté se coucher). Le regard des enfants rayonne d’étonnement et d’admiration mêlés. C’est ce regard qui nous intéresse ; c’est ce regard, c’est ce changement de regard sur Donovan, et la transformation de l’image du personnage d’un bout à l’autre du film, qui véhicule le sens secret du Pont des espions.
Donovan & Rudolf
Toutefois, pour bien comprendre l’impact de ce plan, il nous faut commencer par revenir en arrière, au début du film. Et à ces scènes, situées à la fin des années 50, en pleine Guerre froide, qui voient advenir l’arrestation d’un espion soviétique du nom de Rudolf Ivanovitch Abel, dans son petit appartement de Brooklyn, et l’entrée en jeu dans cette histoire d’un avocat d’affaires talentueux, spécialisé dans les assurances, James B. Donovan. Voilà l’histoire qu’a choisie de nous conter Spielberg, en s’appuyant sur un scénario remarquable d’un jeune auteur, Matt Charman, épaulé par les frères Coen, dont la patte résonne dans chaque petit recoin de chacun de ces personnages magnifiquement écrits. Au bonheur d’un tour de passe-passe, Donovan (impeccable Tom Hanks, comme toujours) doit quitter pour un temps le monde des assurances pour prendre la défense de l’espion (Mark Rylance) devant le tribunal ; car il n’est pas dit que l’Amérique ne traitera pas le fouineur soviétique comme n’importe quel citoyen américain, histoire de se donner une bonne image (retenez le terme, il va nous servir à nouveau) autant qu’une bonne conscience. Donovan est chargé de faire du mieux qu’il peut, sachant qu’Abel sera condamné quoi qu’il arrive, et sans nul doute exécuté. Sauf que l’avocat prend son rôle à cœur, et non content d’avoir soutenu son client devant le juge, le voilà qui porte la voix de la vertu jusqu’à la Cour suprême, encourageant les Américains à camper sur leurs valeurs et « à montrer à l’ennemi qui [ils sont] », à savoir : des hommes et des femmes qui croient aux idées de démocratie, de liberté, d’égalité pour tous. Sa force de conviction est telle, notamment auprès du directeur de la CIA, Allen Dulles, qu’Abel est envoyé en prison plutôt qu’à la chaise électrique, décision qui s’avère judicieuse lorsque, en 1960, Francis Gary Powers est abattu en plein vol et fait prisonnier par les Soviétiques. L’occasion d’un échange d’espions.
Pas facile d’être le porte-parole des valeurs de justice et de tolérance, rôle messianique que l’on retrouve à plusieurs reprises dans les longs-métrages de Spielberg (Lincoln en fut une occurrence supplémentaire), dans un contexte qui est celui de la Guerre froide, avec sa paranoïa et sa haine de l’Autre. À la seconde où Donovan s’affiche comme l’avocat de Rudolf Abel, il se transforme en l’homme le plus détesté du pays – juste derrière celui qu’il doit défendre. Ennemi de l’Amérique, traître, complice… Donovan est seul contre tous, il endosse le costume autrefois porté par Henry Fonda dans 12 hommes en colère : celui du Juste qui a pour mission de convaincre ses adversaires que le respect de son prochain doit prévaloir en toutes circonstances, et qui n’a, pour seule arme, que sa brillante rhétorique. Sauf qu’ici, c’est toute la nation qui incarne le rôle des onze jurés à persuader. Nation qui a également ses porte-parole : tous ces gens qui haussent le ton devant Donovan (le policier sur le porche de sa maison, visée par une attaque armée) ou, pire, qui l’observent de loin, dans le métro ou dans la rue, et le jugent en silence.
L’image et le regard
Les scènes familiales, dans Le Pont des espions, ne sont pas très nombreuses, mais elles occupent une place particulière. On l’a vu avec la séquence qui suit celle du tribunal, parce que les enfants sont métaphorisés comme des canevas vierges que l’éducation nationale se charge de colorer à sa guise : son fils Roger tente de convaincre James de garder leur baignoire toujours pleine, parce que la maîtresse leur a appris qu’en cas d’attaque nucléaire ils devraient se plonger sous l’eau pour ne pas souffrir des radiations. La nouvelle génération devient ainsi le reflet vivant d’une société qui a sombré dans la peur (de la guerre, de la bombe atomique… ou du terrorisme, cette peur moderne qui serre le cœur des spectateurs du Pont des espions).
Mais les séquences familiales sont essentielles, surtout, parce qu’elles opposent James Donovan au regard de ses enfants, tour à tour regard d’indifférence, d’incompréhension, de jugement – puis, finalement, d’admiration. Et parce qu’à travers eux, Donovan se donne l’occasion de réconcilier son image (ce qu’il donne à voir de lui-même) avec ce qu’il est vraiment (à l’intérieur), et non pas seulement avec cette entité que sa famille croit capter dans l’intimité (son reflet). Car, dans ce film, la question du regard des enfants fait nécessairement surgir cette autre interrogation : quelle est donc l’image qu’ils voient ? Image qui est au cœur du dispositif filmique : Le Pont des espions ne s’ouvre-t-il pas sur une triple figuration de Rudolf Abel, l’homme étant en train de peindre son autoportrait tout en prenant modèle sur son reflet dans le miroir ?
Lors d’une de leurs entrevues, en prison, Donovan se fait relater par Abel une anecdote de son enfance, à propos d’un homme que l’avocat, toujours en position debout, lui rappelle. Abel avait alors l’âge du fils de James – détail qui a son importance. Il y avait un homme qui avait l’habitude de venir chez ses parents, et comme son père lui recommandait de le regarder, c’est ce qu’Abel faisait : il regardait cet homme, qui n’avait rien de remarquable. Un jour, des partisans pénétrèrent chez eux et rossèrent tout le monde, dont cet homme. À chaque coup qu’il recevait, ce personnage se relevait. Si le coup suivant était plus violent encore, idem. C’est peut-être la raison pour laquelle il le laissèrent vivre : son abnégation, son stoïcisme. Cet « homme debout », selon une expression russe, cet homme lui rappelle Donovan. Celui qui accuse le coup et se redresse quoi qu’il advienne. Celui qui résiste au vent du présent et se projette dans l’avenir.
Le seul juge, ici – le seul véritable juge –, c’est le petit Roger Donovan, c’est le garçon qui regarde avec attention le monde qui l’entoure. C’est lui qui donne son sens au film. Car, si l’on réfléchit bien, pour qui Donovan prend-il la décision de poursuivre sa défense de Rudolf Abel, malgré les menaces qui pèsent sur sa famille, si ce n’est, précisément, pour le bien de celle-ci, pour son bénéfice moral ? Si ce n’est, forcément, pour contribuer à forger le monde meilleur dans lequel il espère que ses enfants pourront grandir ? Si ce n’est, finalement, pour que son fils, pour que Roger, puisse voir, au moment de regarder vers son père, cet « homme debout », solide comme la roche et fier comme la montagne imprenable, qui a dessiné dans la mémoire de Rudolf Abel la silhouette de l’admiration ?
Ajoutons quelque chose. Ce petit garçon, ce Roger Donovan, ce pourrait être Steven Spielberg lui-même. Le réalisateur avait entre 11 et 15 ans à l’époque où se déroulent les divers événements relatés dans le film. Lui aussi a dû apprendre, à l’école, qu’il fallait garder sa baignoire constamment remplie d’eau afin d’y plonger en cas d’attaque nucléaire, pour (avoir l’illusion d’) échapper aux radiations. Lui aussi a dû craindre, comme les héros de cet autre film sur la Guerre froide vue par les enfants, Panique sur Florida Beach, que les jours de terreur de la crise des missiles de Cuba en 1962 ne fussent les derniers de sa vie. Et lui aussi, comme tous les jeunes américains et américaines, a dû avoir besoin de se forger l’image d’un père solide, d’un « homme debout », cette image statuaire qu’incarne James Donovan pour son fils. Quand Spielberg regarde le petit Steven à travers l’œil de sa caméra, il cherche, rétrospectivement, le super-héros qui aurait été pour lui, à l’époque, un modèle de fermeté face à un monde en déliquescence.
Super-Donovan
De ce fait, oui, James B. Donovan devient un super-héros. Il l’est aux yeux de ses enfants – et c’est le plus important. Mais il l’est aussi au sens strict, parce que Donovan est doté d’un superpouvoir, celui de la conviction par la dialectique. Le superpouvoir des mots. Donovan est avocat, il est donc sophiste ; mais Donovan est également un défenseur brillant du droit des hommes à n’être que des hommes, il est donc humaniste. Voilà pourquoi il se métamorphose en super-héros pour sa famille, pour toute l’Amérique, et in fine, pourquoi pas, pour le monde entier : parce qu’il est désormais le papa de substitution de Francis Gary Powers, qu’il va échanger contre Abel ; et celui de Frederic Pryor, qu’il sauve au passage grâce à son superpouvoir ; et de tous les autres en même temps. Preuve est faite par le carton final, qui nous apprend qu’après sa participation triomphale à l’échange de Berlin, Donovan a négocié auprès de Fidel Castro la libération de milliers de prisonniers arrêtés après le débarquement raté de la Baie des Cochons à Cuba. Et, comme tout super-héros, il doit être gravé à même l’Histoire. Ce n’est pas pour rien que Spielberg insère, à la fin du film, dans la scène du retour au bercail, ce portrait de Donovan peint par Abel. Enfin ! Donovan a-t-il trouvé sa juste image, située quelque part entre son apparence et son reflet : son effigie figée pour l’éternité, par Abel, donc par Spielberg. Son image dessinée, super-héroïsée. Qui change le regard des autres : de Roger, des enfants, et de ces inconnus qui, dans le métro comme dans la rue, le jugeaient silencieusement, et le jugent toujours, mais pleins d’admiration cette fois.
Pas de naïveté mal placée chez Spielberg. Jamais. Si naïveté il y a (et il en faut un peu), c’est parce qu’elle est le propre de l’enfant qui, toujours, se cache quelque part dans le récit et observe le ballet mystérieux des Hommes. Alors, certes, le discours de tolérance et de défense des valeurs démocratiques tenu par Donovan devant la Cour suprême est d’une triste actualité. Mais ce n’est pas le hasard de la programmation des sorties qui fait du Pont des espions qu’il résonne si tragiquement avec nos deuils récents, expressions de la folie humaine. C’est parce qu’il est une ode à la tolérance et à la brûlante défense des valeurs démocratiques face à l’Autre – y compris de l’Autre comme sbire de l’Ennemi – qu’il se pose, et se posera toujours, en réponse au mal venu d’ailleurs.
C’est ce qui fait du Pont des espions, en plus d’être un grand film, une belle leçon pour nous adultes, et pour eux enfants. Leçon à résumer ainsi : que ce n’est pas en ayant peur de l’Autre qu’on pourra vider la baignoire pour de bon, mais en lui opposant nos inflexibles valeurs humaines.
Eric Nuevo
Le Pont des espions (Bridge of Spies)
Réalisation : Steven Spielberg
Scénario : Matt Charman, Ethan Coen & Joel Coen
Photographie : Janusz Kaminski
Musique : Thomas Newman
Montage : Michael Kahn
Interprétation : Tom Hanks, Mark Rylance, Amy Ryan, Scott Shepherd…
Durée : 2h12
Distribution : Twentieth Century Fox France
Date de sortie française : 02 décembre 2015