On peut reconnaître aux films traitant du premier conflit mondial une énorme qualité : ils sont tous, en grande majorité, foncièrement antimilitaristes. Bien avant qu’on ne puisse voir Les sentiers de la gloire (bien que sorti en 1957, le film de Kubrick est devenu accessible au grand public français seulement en 1975), Les croix de bois était considéré à juste titre comme la meilleure production sur le sujet, avec le premier J’accuse d’Abel Gance (celui de 1919, pas son remake de 1938), La grande parade (1925) de King Vidor et À l’Ouest rien de nouveau (1930) de Lewis Milestone.
Adapté du roman de Roland Dorgelès, Les croix de bois réunit, si l’on en croit la légende, essentiellement des vétérans de la Grande guerre, y compris dans les rôles principaux. Le film suit le parcours de Gilbert Demachy (Pierre Blanchar) qui, fraîchement arrivé dans son bataillon, ne demande qu’à en découdre avec les Boches. Il déchantera vite, de même que le plus guerrier des spectateurs, tant le quotidien des soldats est rendu fidèlement, au plus près de l’humain.
Son auteur, Raymond Bernard, est un de ces cinéastes qu’il faudrait redécouvrir et célébrer. Si ce film sur la guerre de 14 est parfait, il ne faut pas oublier que le réalisateur, fils de l’humoriste Tristan Bernard, a également signé d’autres œuvres tout aussi achevées : Le miracle des loups (1924), Le joueur d’échecs (1927), Les misérables (1934, une version qui égale celle, muette, de Fescourt), Tartarin de Tarascon (1934, avec Raimu et la charmante Jenny Hélia), J’étais une aventurière (1939, une entraînante comédie « à l’américaine », dans laquelle Edwige Feuillère mène la danse, entourée de ces fantastiques excentriques du cinéma français), Les otages (1939, étrange film sur quelques notables pris en otage par les Allemands pendant la guerre de 14, qui annonce d’une façon glaçante ce que la France s’apprête à connaître) ou encore Un ami viendra ce soir (1946), avec Michel Simon.
Tout est remarquable, dans Les croix de bois. À commencer par le jeu des acteurs, d’une sobriété exemplaire, exception faite bien sûr de Pierre Blanchar, comédien exalté s’il en est, ici pourtant moins halluciné que dans d’autres films. Mais il faut voir Blanchar, fou de douleur et d’horreur, se mettre à hurler « On assassine des hommes » en plein cœur des combats pour comprendre combien il est à sa place ici. À ses côtés, Charles Vanel et Gabriel Gabrio sont parfaits, comme d’habitude, et Pierre Labry campe un froussard digne d’intérêt. On retrouve encore Antonin Artaud, Raymond Cordy, Aimos, Paul Azaïs, René Bergeron, bref, la fine fleur du contingent artistique de l’époque.
Filmés par Jules Kruger, le chef op’ de Gance, L’Herbier, Duvivier et Guitry -mais aussi un fidèle de la filmo de Raymond Bernard-, les combats sont d’un réalisme à couper le souffle. Ce qui est renforcé par le parti-pris de Bernard qui place un premier intertitre « La bataille dura dix jours », puis insiste « 10 jours ! » et encore « 10 jours ! » Ce passage est une véritable prouesse cinématographique, éprouvante pour le spectateur. Proche des combattants (les acteurs sont attachants), il est plongé dans les explosions mais aussi dans l’angoisse (avec les bruits répétitifs des coups de pioche des Allemands en train de creuser une galerie sous la tranchée française), l’horreur (les cris du blessé coincé dans le no man’s land)…
Raymond Bernard a, en outre, l’élégance de ne pas plomber inutilement son film. Ses troufions font souvent preuve d’optimisme, capables de chanter après la mort d’un camarade pour se changer les idées et faire taire leur détresse. C’est d’ailleurs un des airs braillés par Sulphart (Gabrio), paroles et musique de sa composition, se vante-t-il, qui donne son titre au film : « Tu l’auras ta croix, si c’est pas la croix de guerre ce sera la croix de bois ».
Raymond Bernard sait aussi, le temps d’une séquence, verser dans l’inspiration poétique et se souvenir d’Abel Gance lorsqu’il filme ce grand troupeau, pour reprendre Giono, qui monte en droite ligne vers le ciel ou qui, de régiment, se métamorphose en cimetière de croix blanches. Il faut bien reconnaître que Gance a été le premier, après le Charlot soldat (1918) de Chaplin, à s’élever contre la guerre et à mettre son lyrisme au profit d’un pacifisme salutaire. Raymond Bernard lui doit sans doute beaucoup mais, délaissant l’emphase chère à l’auteur de J’accuse, il mise sur le réalisme, écarte les faits d’armes héroïques. Car le véritable héroïsme est d’avoir réussi à supporter le quotidien des tranchées et la boucherie.
Le cinéaste filme la détresse de ces délaissés, pas seulement victimes des tirs ennemis. Les poilus sont bien oubliés de tous et surtout des gradés qui, alors que les soldats rentrent à peine du front et s’apprêtent à partir en permission, les envoient parader devant un général. Et si leurs femmes leur écrivent, à ces pauvres hères des tranchées, c’est pour leur dire qu’elles s’amusent et cassent leur talon à force de danser. Nous sommes ici aux antipodes du Paradis perdu d’Abel Gance, où une séquence montre des femmes exerçant des travaux pénibles pendant la guerre, ce qui est sans doute plus proche de la réalité pour leur grande majorité. Seules quelques-unes ont dû chercher à oublier la guerre dans le tourbillon des valses et c’est de celles-là et de celles qui trompaient leurs époux que Raymond Bernard choisit de parler. D’ailleurs, rentrant d’une permission à Paris, le soldat Sulphart raconte que les cinémas n’ont jamais été aussi pleins et que c’est une des façons d’oublier la guerre. Raconter de telles anecdotes à ceux qui se frottent tous les jours à la mort est encore plus cruel. Dit avec la gouaille de Gabriel Gabrio et filmé avec toute la discrétion de Raymond Bernard, ce dialogue n’en est que plus juste.
Enfin, rappelons ce temps où Les croix de bois étaient régulièrement programmé à la télévision le 11 novembre. Chaque fois, les magazines mentionnaient le cas de cet ancien combattant qui s’était suicidé après la vision du film dans les années soixante, preuve que Raymond Bernard a réussi à retracer fidèlement la réalité des tranchées.
Parmi les nombreux suppléments, on relève le dialogue entre l’historien Marc Ferro et Laurent Véray, enseignant d’histoire du cinéma à Paris 3 et auteur de La Grande Guerre au cinéma, de la gloire à la mémoire. Tous deux insistent sur l’humanité du film et sur l’absence, selon Ferro, d’idéologie (bien qu’il admette la réapparition de la lutte des classes dans l’une des séquences des Croix de bois). À noter également l’interview de Raymond Bernard, assez émouvante, et celle de Roland Dorgelès.
Jean-Charles Lemeunier
Les croix de bois (Pathé), sortie le 12 novembre 2014 dans une version entièrement restaurée.
LES CROIX DE BOIS
Réalisation : Raymond Bernard
Scénario : Raymond Bernard, Roland Dorgelès, André Lang
Interprètes : Pierre Blanchar, Gabriel Gabrio, Charles Vanel, Antonin Artaud, Paul Azaïs…
Photo : Jules Kruger & René Ribault
Montage : Lucienne Grumberg
Pays : France
Durée : 1h50
Sortie française : 17 mars 1932
C’est moi qui ai des troubles de la vision ou cet article enthousiaste sur un film absolument remarquable n’est pas signé?
Bien vu ! Oubli corrigé illico.