L’image que l’on retiendra de ce film est celle de cet homme, Jorge, Chilien très moyen, qui dans le bus pour rentrer du travail reçoit un appel de son ex-femme. Elle lui annonce vaille que vaille que leur fille est à l’hôpital : elle vient d’être agressée sexuellement par Kalule, ce type qui leur pourrit la vie depuis qu’il a tiré sur leur fils, deux ans plus tôt, et qu’il a purgé une peine de prison pour son crime. Mais la communication ne passe pas bien. Jorge peine à entendre ce que lui raconte Marta. Le réseau, vacillant, finit par se couper. Ses « allô », « allô » inquiets s’avèrent inutiles. L’homme est au cœur de la ville, au cœur de la vie, branché sur le réseau ; mais il est profondément seul avec lui-même, isolé du reste de la population comme tout un chacun, un monsieur-tout-le-monde pris dans les méandres d’une société qui oublie de s’intéresser à ses membres. Tuer un homme, malgré son titre tirant volontiers vers le polar, est d’abord un film sur l’incommunicabilité entre les êtres humains, sur l’impossibilité d’être à la fois un être social – employé, mari, père de famille – et un individu pétri de doutes et de faiblesses.
Ce plan, situé approximativement à la moitié du film, marque l’instant d’une rupture psychologique. Il y a un avant et un après pour Jorge, papa simpliste, presque simplet, qui se laisse martyriser par les voyous de la cité HLM du coin. En rentrant du travail, il se fait voler, par le surnommé Kalule, montagne de méchanceté crasse travesti en leader d’un gang improbable, son indispensable lecteur de glycémie. Condamné à se faire une piqûre par jour – deux en cas d’impossibilité de mesurer son taux de sucre dans le sang – Jorge apparaît d’emblée comme dépendant de la technologie (médicale, en l’occurrence) qui soumet à son joug les êtres modernes, symbole de leur impuissance constitutive. Son fils – prénommé Jorge également – tente de racheter l’appareil en douce, et c’est l’escalade : coup de feu, hospitalisation, procès, prison pour le coupable. Puis, deux ans plus tard, vengeance : Kalule harcèle ses victimes, cherche à leur rendre la vie impossible. Dans la transition, Jorge et Marta se sont séparés, sans doute parce que cette femme haute en couleurs, à la langue bien pendue, ne supporte pas les insuffisances de celui qui était censé les protéger, les enfants et elle, des menaces environnantes. Quelque part, en n’empêchant pas le crime perpétré contre son fils, Jorge est lui aussi reconnu coupable d’avoir failli à sa mission. On le retrouve, à intervalles réguliers, seul dans sa petite chambre, loin du foyer familial, en train de jouer de l’harmonica. Âme d’artiste ? Non, âme de solitaire. Taciturne et renfermé. Péchés ultimes du monde contemporain.
Porté par une mise en scène d’une sobriété extrême, mais travaillée à la perfection pour faire correspondre cadre et récit – ces plans nombreux qui voient le décor écraser des personnages relégués à la partie inférieure du champ – Tuer un homme, troisième film du réalisateur chilien Alejandro Fernández Almendras et lauréat du Grand Prix international au festival de Sundance, passe l’essentiel de son temps à dérouter le spectateur. Situé quelque part entre la chronique sociale, le film de vengeance et la satire (les délinquants menés par Kalule, circulant dans leur voiture tunée, sont des caricatures ambulantes), ce joli film nuancé navigue perpétuellement entre les genres et entre les styles. Quand la caméra se libère pour se poser sur l’épaule de Jorge, lors d’une séquence nocturne impressionnante de chasse à l’homme, fusil à la main, elle renverse fugacement le propos pour situer désormais son protagoniste parmi les forts, le temps d’un acte courageux que le scénario prend soin de ne pas justifier à outrance, sans non plus le dénoncer totalement. L’intérêt réside d’ailleurs moins dans l’acte que dans l’illusion d’un accomplissement personnel : le temps de quelques plans, Jorge n’apparaît plus comme la victime du cadre, mais bien comme son bourreau, devenant si grand qu’il finit par ne plus rentrer dedans.
Mais l’incommunicabilité résiste et reprend le dessus, malgré la force nouvelle de ce père qui aura confondu responsabilité et honneur. De retour dans la maison de famille après les événements, sans que personne ne soit au courant de ce qu’il vient de faire, Jorge retrouve son fils devant la télévision. Son ex-femme et sa fille sont déjà couchées. Ayant échangé avec lui à peine quelques paroles, le fils laisse son père seul devant l’écran. Seul, encore et toujours. Mais avec le remords en sus, qui prolifère en dedans comme un cancer. N’est-il pas alors l’incarnation d’une société rongée de l’intérieur par ses propres démons, ses propres manquements ?
Eric Nuevo
Matar a un hombre
Chili
Réalisation et scénario : Alejandro Fernández Almendras
Interprétation : Daniel Candia, Daniel Antivilo, Ariel Mateluna, Alejandra Yanez…
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