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Cela relevait presque de la faute de goût. Pourquoi les sélectionneurs du dernier festival de Cannes n’avaient-ils pas choisi un film de Gaspar Noé dans la programmation des premiers jours ? Il se serait forcément accordé au déluge qui s’abattait sur la Croisette. Comme l’affaire DSK il y a deux ans, la météo s’est vite retrouvée au cœur de toutes les conversations. Montées des marches dégoulinantes, tempête qui annule l’émission Le grand journal de Canal (tournée sur la plage du Martinez), rideaux de pluie se baissant sur le spectacle désolant de parapluies qui remplacent les bikinis…
Tout le monde sait ça que le show must go on et que le seul refuge possible étaient les salles. Et ça tombait bien car, nonobstant l’orthographe, sous cette crue, le cru était bon.

Je passerai sur les déceptions (le Wara no tate de Takashi Miike) et autres crispations (Les salauds de Claire Denis ou The Immigrant de James Gray) pour saluer des films pas toujours appréciés par les festivaliers : Only God Forgives de Nicolas Winding Refn, formellement magnifique (le plus lynchien des films du cinéaste danois) ou La Vénus en fourrure de Roman Polanski, dans lequel Emmanuelle Seigner livre un numéro d’actrice très étonnant et très éloigné de ce qu’elle a pu faire auparavant.

A EQUIPE DU FILM ONLY GOD FORGIVES

L’équipe du film Only God Forgives (Photo Christian Delvoye)

Dans le premier, Refn entraîne en Thaïlande sa vedette de Drive, l’imperturbable Ryan Gosling, pour lui donner un rôle quasi muet qui en a perturbé plus d’un. Car, il faut se faire à cela : Gosling n’est pas au centre d’Only God Forgives, cédant sa place à Kristin Scott Thomas, géniale en Bloody Mama, chef de gang qui n’a que le meurtre et la vengeance à la bouche,et à Vithaya Pansringarm, l’officier de police quasi divin. La lenteur de l’action, avec de longues plages musicales de contemplation, est trouée d’éclairs de violence. Le tout étant filmé, Thaïlande oblige, à l’asiatique avec l’omniprésence de cadres dans le cadre, les visages placés au centre d’une fenêtre ou d’une porte. Une belle réussite contant le combat perdu d’avance, tel celui d’Achab contre Moby Dick, d’un homme qui n’a plus de repères et veut affronter Dieu.

La Vénus en fourrure évoque le roman éponyme de Sacher-Masoch, l’écrivain qui a donné son nom au masochisme. Une nouvelle fois après Carnage, Polanski s’inspire d’une pièce de théâtre (ici de David Ives) et choisit de construire son récit en lieu clos. Souvenir tenace de son assignation à résidence à Gstaad ? Le cinéaste évoque tout à la fois les jeux érotiques de la domination, la création artistique, les rapports ambigus entre un metteur en scène, son actrice et le personnage qu’elle interprète. Et, a fortiori, les rapports entre un homme et une femme.
En choisissant Mathieu Amalric pour incarner l’auteur de la pièce (qui se transforme en metteur en scène), Polanski s’est trouvé un digne représentant. Preuve supplémentaire que Roman s’est emparé du sujet et ne se borne pas à l’illustrer : lorsque les deux protagonistes inversent les rôles, Amalric maquillé en femme ressemble à s’y tromper à Polanski dans Le locataire.
Vêtue de cuir ou grande bourgeoise, dominée ou dominatrice, la femme est toujours ici plus forte que l’homme : elle n’en fait qu’une bouchée. La vieille antienne somme toute pas très originale (la Femme, ange ET démon) reprend ici de la vigueur.

Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, les deux actrices de La vie d’Adèle (chapitres 1 & 2) – Photo Christian Delvoye

Si un film était attendu, il s’agissait bien de La vie d’Adèle (chapitres 1 & 2) d’Abdellatif Kechiche, reparti avec une Palme d’or méritée. Contrairement à d’autres cinéastes qui captent l’air du temps au moyen de signes extérieurs (la musique d’une époque, son vocabulaire), Kechiche choisit de ne pas situer précisément son récit : curieusement, les personnages n’utilisent aucun téléphone portable (sauf un vers la fin), aucun ordinateur n’est visible et pourtant on a bien l’impression que cette histoire se déroule de nos jours. L’amour n’a pas besoin d’éléments extérieurs et la société a beau paraître évoluée, elle réagit toujours de la même manière lorsqu’il s’agit d’homosexualité. Car cette relation amoureuse, passionnelle même, entre deux jeunes filles n’est pas du tout bien vue par les lycéennes qui sont les copines de classe d’une des deux protagonistes. Quels que soient l’époque et le milieu, l’homosexualité fait grincer des dents et peut-être est-ce pour cela que Kechiche situe ses personnages dans une époque certes contemporaine mais non datée. On aurait tort de croire que le seul sujet du film est l’homosexualité. Kechiche enrichit son scénario de notations sur l’art et la créativité, sur les milieux sociaux auxquels appartiennent les deux jeunes femmes. Ainsi, il confronte deux mêmes situations (un repas de famille) avec, d’un côté, un couple bobo et, de l’autre, un couple prolo. Kechiche aborde aussi le quotidien comme usure de la passion, et n’idéalise pas, bien au contraire, les rapports entre les deux femmes. Il nous fait ressentir le malaise qu’éprouve Adèle (formidable Adèle Exarchopoulos) au cours d’une soirée avec les amis d’Emma (Léa Seydoux, tout aussi excellente) : des étudiants des Beaux-Arts dont le discours pseudo-intello sur Egon Schiele ou Klimt la laisse quelque peu en marge des conversations.
Dans cette coupe au scalpel des relations humaines, Kechiche n’élude pas la question de la sexualité. De ces séquences dont on a beaucoup parlé à Cannes, on retient essentiellement la beauté. Face à ces deux femmes qui s’aiment, le regard du cinéaste est tout à la fois pudique et osé. Il filme frontalement une union, l’amour tout autant que le sexe.
En associant à la Palme d’or les deux actrices et leur metteur en scène, le jury ne s’y est pas trompé : un film réussi n’est-il pas rien d’autre qu’un réel travail d’équipe où chacun donne le meilleur de soi ? Pour La vie d’Adèle (chapitres 1 & 2), cela ne fait aucun doute. Signe des temps : alors que le film était récompensé à Cannes, les manifestants anti-mariage pour tous faisaient des leurs à Paris.

Bruce Dern (Photo Christian Delvoye)

Bruce Dern (Photo Christian Delvoye)

Parler des récompenses cannoises me fait songer au prix d’interprétation masculine, octroyé à Bruce Dern dans Nebraska. Nominé aux Oscars mais jamais récompensé (si ce n’est d’un Ours d’argent à Berlin en 1983 et de quelques prix locaux), l’acteur méritait la reconnaissance de ses pairs.
De ce gentil film d’Alexander Payne, on retiendra essentiellement la qualité de l’interprétation. Non seulement celle de Bruce Dern mais aussi June Squibb, épatante en vieille dame indigne qui a son franc-parler et qui réveille le film chaque fois qu’elle apparaît : il faut la voir se rendre au cimetière et faire des commentaires sur les occupants de chacune des tombes devant lesquelles elle passe. “Tu voulais voir ma chatte ?” lance-t-elle devant une sépulture. “Eh bien, tiens !” et elle soulève sa robe. Il y a encore tous ces rôles quasi muets des vieux frères de Dern : qu’ils passent leur temps devant la télé ou à regarder la route, ils ont une présence forte.
Certes sympathique, Nebraska déçoit malgré tout par trop de classicisme. L’histoire est belle mais quelque peu atone.

L'équipe de Max Rose (Photo Christian Delvoye)

L’équipe de Max Rose (Photo Christian Delvoye)

Elle est à rapprocher d’un autre film, Max Rose, réalisé par Daniel Noah, dans lequel Jerry Lewis, tout juste veuf, a lui aussi du mal à établir un contact avec son fils (Kevin Pollack), de même que, dans Nebraska, Bruce Dern et Will Forte attendront la fin du film pour se trouver. La réunion in extremis de la famille est un des grands courants du cinéma américain. Si le spectacle restait touchant, le grand frisson de cette projection de Max Rose dans la salle du Soixantième était ailleurs, grâce à la présence au milieu des spectateurs de l’équipe du film (Jerry Lewis, Daniel Noah, Kevin Pollack, Kerry Bishé, Michel Legrand qui en signe la musique) mais aussi de Daniel Auteuil, Pierre Étaix, Agnès Varda ou de Richard Belzer, interprète des séries New York, police judiciaire (et ses séquelles) et The Wire.

C’est mon côté midinetto-cinéphile : j’adore, quand je suis à Cannes, croiser les têtes connues et les côtoyer dans les salles. Sortir du palais par l’entrée des artistes et tomber sur Bruce Dern. Boire un café dans la salle de presse et voir passer Mike Douglas et Matt Damon à quelques mètres. Être dans la file d’attente de la salle du Soixantième, tandis que Denis Lavant, Sergi Lopez et Mads Mikkelsen descendent de la salle des conférences de presse. Tomber enfin sur Robert Redford qui, un café à la main, signe des autographes de l’autre.

Que serait le festival sans ces à-côtés ? Il me reste de tous ces Cannes que j’ai suivis (attention, séquence troisième âge) plusieurs images fortes. Mais que dire de celle-ci ? C’était il y a fort longtemps, alors que le festival de Cannes rendait hommage à John Ford (sans doute pour le centenaire de sa naissance, qui correspond aussi à celui du cinéma) : un quarteron de vieilles barbes avait fait le déplacement jusque sur la Côte d’Azur, autant de visages que les amateurs de westerns reconnaissaient sous les rides et malgré les cheveux blancs. La conférence de presse, réunissant Claire Trevor, Ben Johnson, Harry Carey Jr, Pat Wayne et Caroll Baker était impressionnante. Et passer le lendemain matin devant le Carlton pour découvrir Ben Johnson, cowboy chez Ford, dur de dur chez Peckinpah, projectionniste chez Bogdanovich, Ben Johnson l’ami des amoureux de cinéma qui attendait là, sans bouger, reste marqué dans ma mémoire. J’ai cru qu’il s’agissait de l’effigie en carton de l’acteur. Alors oui, Cannes offre l’incroyable possibilité de découvrir des films du monde entier, Cannes reste le monde du glamour et des paillettes. Cannes est aussi, pour moi, la silhouette de Ben Johnson, les conférences de presse d’Akira Kurosawa, Martin Scorsese, Gregory Peck, Charlton Heston et Al Pacino, c’est regarder un film avec, dans la ligne de mire, les socquettes de Sharon Stone posées sur le siège de devant, à quelques mètres de moi. Et cetera, et cetera.

L'équipe du film La jaula de oro (Photo Christian Delvoye)

L’équipe du film La jaula de oro (Photo Christian Delvoye)

Revenons au festival 2013. Quid des jeunes, est-on en droit de se questionner ? J’ai gardé pour la fin deux premiers films, Les apaches de Thierry de Peretti et La jaula de oro de Diego Quemada-Diez. Tous deux apportaient, par la fraîcheur et la spontanéité de leurs interprètes, une couleur différente. Le premier était présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, le second à Un Certain Regard. Les deux disposaient de scénarios assez classiques : quelques jeunes Corses désœuvrés qui, dans Les apaches, vont être pris dans un engrenage qui va les dépasser ; de jeunes Guatémaltèques, dans La jaula de oro, qui, comme tant de leurs aînés, vont tenter de rejoindre l’eldorado américain (El Norte de Gregory Nava, montré à Un Certain Regard en 1984, suivait déjà cette trajectoire et était tout aussi passionnant). La force des Apaches et de La jaula de oro réside plus dans le naturel des interprètes et l’absence de vedettes, à cent lieues des artifices du cinéma mais tellement plus prenant qu’un reportage TV, grâce à la direction d’acteur et à une mise en scène sans esbroufe.

Jean-Charles Lemeunier

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