« Que dire au juste sur Hollywood ? J’y ai vécu de nombreuses années. On y trouve de tout, du bon comme du mauvais. Où qu’on soit, on a toujours besoin des deux, car le mauvais permet de juger le bon. Mais Hollywood, ce n’est pas n’importe où – on a dit que c’était la capitale du monde du spectacle. En vérité, Hollywood est plus controversée. » (p. 164)
Aussi étrange que cela puisse paraître, Ed Wood se pose en sage observateur. Perché au sommet de son montagneux ego, au moins égal à l’Olympus Mons martien, il surveille les allées et venues des jeunes recrues qui, comme des milliers d’entre elles chaque année, viennent fouler le sol d’Hollywood pour tenter de forcer les portes des studios de cinéma et devenir des stars. Tous ces jeunes gens espèrent un jour obtenir leur propre étoile sur Hollywood Boulevard, auprès de celles des meilleurs acteurs et actrices de la grande famille du cinéma. Mais comme ils risquent surtout de finir écrasés sur le trottoir sous les pieds de producteurs, agents et autres personnages potentiellement véreux qui ont fait leur nid dans la vaste mégapole californienne, Ed Wood s’est donné pour mission, depuis ses confortables hauteurs, de prodiguer ses conseils à travers ce guide de survie « pour les Nuls ». Pourtant, pour celui qui connaît déjà, au moins de réputation, le nom d’Ed Wood, le doute ne tarde pas à s’installer : est-ce un guide pour les nuls ou un guide rédigé par un nul ?
Le nom d’Ed Wood., réalisateur, scénariste, producteur, acteur, écrivain et monteur américain, est soudain devenu célèbre avec la publication, en 1992, de l’ouvrage de Rudolph Grey, Nightmare of Ecstasy : The Art and Life of Edward D. Wood Jr., puis la sortie du film que Tim Burton en a tiré en 1994, Ed Wood. Dans cette œuvre remarquable, filmée en noir et blanc, Johnny Depp incarne avec enthousiasme ce réalisateur récompensé, en 1980 et de façon posthume, du Golden Turkey Award en tant que « pire cinéaste de tous les temps ». Avec tant d’enthousiasme, d’ailleurs, que le film de Burton a fait naître un intérêt nouveau et inédit pour l’œuvre inqualifiable de ce grand raté du cinéma, à tel point qu’un coffret contenant quelques-uns de ses forfaits filmiques est paru cette dernière décennie en DVD chez l’éditeur Side Street.
Perçons de suite l’abcès quant au travail de monsieur Wood : s’il est sans doute abusif de l’avoir qualifié de « pire cinéaste de tous les temps », dans la mesure où l’on pourra toujours trouver un quidam tournant des longs-métrages proches du zéro absolu dans son garage avec la caméra du grand-père paternel, il n’empêche que le cinéma d’Ed Wood est objectivement une catastrophe. Si ce n’est pour pouvoir dire qu’on l’a vu, il n’y a pas beaucoup d’autre intérêt à voir (ou pire : revoir) son film le plus connu, Plan 9 From Outer Space (1959), avec ses trois décors et demi (dont une cabine d’avion furieusement proche d’une banale chambre dotée d’un rideau et de deux sièges) et son scénario abracadabrantesque déroulé par les pires comédiens des années 50. Le plus attrayant, dans ce film, reste finalement sa fabrication, d’ailleurs relatée avec humour dans le film de Burton et en partie dans cet ouvrage : des financiers chrétiens désireux de gagner de l’argent avec une production horrifique pour pouvoir ensuite réaliser une série d’œuvres sur les apôtres, l’équipe de tournage forcée de se faire baptiser dans une piscine, le comédien principal (Bela Lugosi) décédé plusieurs semaines plus tôt et remplacé par un chiropracteur dont le visage reste soigneusement dissimulé dans sa cape, et même, parmi le casting, la présentatrice d’un show télévisé nommée Vampira (incarnée par Lisa Marie chez Burton).
Quand on sort d’une projection de Plan 9 From Outer Space, peut-être plus que n’importe quel autre film d’Ed Wood (Glen or Glenda, Orgy of the Dead, Night of the Ghouls et autres titres si réjouissants), et qu’on prend dans les mains cet ouvrage censé prodiguer des conseils pour les acteurs, actrices et scénaristes désireux de réussir à Hollywood, on ouvre grands ses yeux d’étonnement. En effet, Wood peut se targuer d’avoir au moins réussi quelque chose d’important : il n’était pas si facile, dans les années 50, de tourner un film à Hollywood sans posséder aucun talent de metteur en scène. De nos jours, il suffit d’emprunter une petite caméra HD, voire un téléphone portable dotée d’un appareil d’enregistrement, pour s’improviser réalisateur et filmer sa maison sous toutes les coutures ; mais à Hollywood, a fortiori avant la fin du système des studios, il faut écrire un scénario, le soumettre à des producteurs, sinon trouver de l’argent soi-même, constituer une équipe technique et artistique, faire preuve d’une inventivité de tous les instants pour contrevenir aux impondérables d’un tournage, puis, dans le cas d’une production indépendante (en marge des grands studios qui dominent l’industrie), convaincre un distributeur de ne pas laisser pourrir les bobines dans quelque tiroir obscur. Disons que cet enchaînement, toujours valable après les années 60, était plus contraignant encore avant. Ed Wood souligne d’ailleurs à quel point il est frustrant de devoir faire une croix sur son film parce qu’aucun distributeur ne souhaite en prendre le risque, et se félicite d’avoir vu toutes ses réalisations trouver le chemin de l’écran – même pour un temps relativement bref.
D’ailleurs, Ed Wood parle ici en tant que producteur plus qu’en qualité de scénariste : « Je dis “nous” car je dois nous ranger, mes associés et moi, du côté des producteurs indépendants » ; « Nous avons dû introduire dans nos films certains éléments de nudité et une violence réaliste » (p. 142) ; « La majorité d’entre nous qui œuvrons dans le métier depuis un moment peur flairer le mensonge à des kilomètres » (p. 72) ; « Je dois avouer que lorsque j’ai commencé à travailler dans l’industrie du cinéma… » (p. 67), etc. De facto, l’objectif de Wood est de nous faire partager son expérience d’artiste à Hollywood, lui qui a suivi autrefois ces chemins de traverse dissimulés entre les grandes avenues de la Cité du cinéma – quelque part entre Sunset et Hollywood Boulevard. Mais en vertu du nombre de « je » qu’il utilise, Ed Wood a aussi, avec cet étrange ouvrage, envie et besoin de nous parler de lui et de sa carrière : nombreux sont les passages où il se met franchement en avant, évoquant son métier, ses romans (le chapitre « Donc vous voulez être écrivain ? »), ses films, relevant ici ou là comment il a sauvé la carrière déclinante de tel ou tel comédien – Bela Lugosi bien sûr, son amitié avec le cinéaste étant le nœud autour duquel est édifié le film de Burton, mais aussi un acteur de westerns sur le retour, Tom Keene, qu’il a ramené soi-disant sur le devant de la scène en le faisant jouer dans Crossroad Avenger (1953), avec cette géniale rhétorique du héros sauveur d’innocents en péril : « Le 21 mars 1951, je suis intervenu de manière déterminante dans la vie de Tom Keene » (p. 89). Notez la référence précise à la date, moment T choisi par ce personnage au grand cœur ; il n’y manque plus que l’heure, les minutes, les secondes ! Quel homme vaniteux et superbe, qui sort de la boue des cabotins has been pour leur donner une ultime chance dans une production à quelques dollars que personne ne verra jamais !
Cela dit, cette mise en scène d’Ed Wood par Ed Wood laisse entrevoir, à plusieurs reprises, un véritable intérêt historique. Sa vie et sa carrière accompagnent les profonds changements qui ébranlent l’industrie du cinéma hollywoodien, et pas seulement parce que les films deviennent plus violents, ouvertement sexuels et grossiers, mais parce que l’émergence de la télévision et des studios indépendants atteignent durement le système tel qu’il existait depuis le début du siècle. Son regard sur le travail de Tom Keene est en cela édifiant : « ce n’est pas Tom qui n’a pas su suivre le courant, mais le western lui-même qui a changé » (p. 88). Au détour d’un dernier chapitre plus émouvant, Wood fait l’éloge de tout ce qui a disparu dans cette Hollywood qu’il aimait tant autrefois : les fameuses « premières » de films (on pense à celle, très chaotique, de La Fiancée du monstre dans le film de Burton avec des spectateurs à deux doigts de transformer la salle en désert post-apocalyptique), les vraies stars remplacées progressivement par des acteurs éphémères de séries TV, la disparition des night-clubs de Sunset Boulevard – bref, une ville devenue comme les autres. Mélancolique, il écrit : « En réalité, Hollywood n’existe plus » (p. 167). L’image donnée ici de la capitale du cinéma n’est pas reluisante et l’on peut s’interroger sur son authenticité. Mais il ne faut être dupe de rien : cette vision négative d’Hollywood correspond d’abord à l’état d’esprit de l’observateur, Ed Wood lui-même, baigné dans la frustration face à une industrie dont il n’est pas parvenu à maîtriser suffisamment les codes.
Le fait est que ce guide hollywoodien suinte d’une rancœur qui est celle de son auteur. Cette rapide prise de conscience à la lecture évite de se demander, à chaque page, s’il faut prendre son ouvrage au premier degré (auquel cas Ed Wood est définitivement fou à lier) ou au centième (auquel cas il s’avère très drôle). En fait, Comment réussir à Hollywood dessine le paysage d’un échec et d’une dépossession qui sont ceux d’un jeune homme bourré d’idéaux et venu, comme tant d’autres avant et après lui, tenter sa chance dans la société du spectacle. Ed Wood décolle de Poughkeepsie, New York, et plonge vers la ville du cinéma en forçant le chemin, de la même façon qu’on essaye de faire entrer un triangle dans un carré : avec acharnement et inconscience. Sa personnalité singulière le pousse à tourner Glen or Glenda en 1953, film inspiré de l’histoire du changement de sexe de Christine Jorgensen, et révélant une partie truculente de sa psychologie : son propre goût pour les vêtements féminins qu’il porte avec gourmandise. Ed Wood perçoit Hollywood comme le lieu par excellence de l’indétermination des genres, un espace où hommes et femmes peuvent se confondre parce qu’ils déambulent, chacun, dans les habits de l’autre. « Seule la crainte du procès m’empêche de donner des noms » affirme-t-il avec un incroyable culot (p. 136), avant de certifier que si vous marchez sur Hollywood Boulevard, quel que soit le moment de la journée, « vous ne pourrez pas distinguer les filles des garçons » (p. 138). Plus qu’une vérité, il faut y voir là un fantasme. La fantaisie d’un garçon que les vêtements féminins émoustillent à tel point qu’il conseille, dès les premières lignes, aux jeunes filles de se munir pour leur voyage à Hollywood d’un « beau pull en angora rose très doux qui [leur] a coûté très cher » (p. 14), le même pull que l’on retrouvera plus loin, dans le chapitre « Le Hollywood du sexe et vous », moulant le corps d’ingénues trompées par des producteurs véreux et pervers qui n’ont en guise de studio de cinéma qu’un canapé en cuir dans un appartement de location afin de mieux piéger les naïves vestales.
La psychologie d’Ed Wood explique pourquoi ses conseils tendent surtout à dissuader ceux qui voudraient tenter leur chance dans cette Sodome moderne. À cet égard, son premier chapitre est édifiant : depuis le succès triomphal au spectacle de l’école jusqu’à la misère dans les rues d’Hollywood, il esquisse en quelques pages le parcours courant des acteurs et actrices en herbe, persuadés d’avoir du talent mais rejetés par un système qui ne garde qu’une infime partie d’entre eux. Il enchaîne les descriptions de difficultés : travailler dur, avoir de la chance, trouver un agent digne de ce nom, convaincre un producteur, s’inscrire à la Screen Actors Guild (ce qui est impossible sans avoir signé un contrat avec un producteur, ce qui n’arrivera pas non plus sans être préalablement présenté par un agent, etc.). Et encourage franchement à ne pas bouger de chez soi (« Cela dit, il y a une option bien plus simple – celle de rester chez vous » [p. 20]), à imaginer un autre métier (« Réfléchissez. Faites preuve de bon sens. Devenez secrétaire, mécanicien ou boulanger » [p. 84]), ou à profiter sans hypocrisie de ses avantages corporels pour s’installer durablement dans la ville (« Les filles auront plus d’opportunités que les garçons [de se faire repérer]. Il y a toujours des postes de vendeuses, serveuses topless ou danseuses nues de watusi » [p. 91]). Il n’hésite pas à révéler tout ce qui fait d’Hollywood une mécanique de perversion, de mensonge et de tromperie, en multipliant les anecdotes sur les agents véreux, les producteurs mythomanes faisant le tour du pays pour repérer des jeunes talents qu’ils dépouillent de leurs économies, les arnaqueurs en tous genres qui font passer des essais bidons devant des caméras dénuées de pellicule, ou les huissiers qui n’oublient jamais de venir saisir vos meubles si vous ne payez pas vos factures. Il raconte avec gravité ces histoires de comédiens menteurs qui ont manqué se tuer parce qu’ils affirmaient savoir monter à cheval (« Cela arrive presque toutes les semaines (…) Des proches en deuil vous le diront » [p. 75-76]), les expériences de ces reines de beauté ayant remporté un concours dans un bled paumé qui sont laissées sur le carreau devant un studio de cinéma avant d’acheter un billet retour avec leurs fonds de poche. Il promet de vous apprendre à vivre à Hollywood sans argent, en profitant des promotions organisées par les magasins sur les boîtes de haricots, en allant jusqu’à conseiller (avec ironie, on l’espère) de se glisser, la nuit, dans Griffith Park pour y dormir gratuitement, en prévoyant « tout de même plusieurs couvertures » parce qu’il y a fait froid (p. 96) – pour finalement avouer qu’il n’a aucune idée de la manière de fonctionner sans deniers.
Cet ouvrage, qui tient sans cesse un double discours, entre cynisme et hyperréalisme, a au moins le mérite d’être très amusant à lire. Et d’éclairer, d’un jour nouveau, la psychologie d’un cinéaste que l’on connaît finalement assez mal, et que le film de Tim Burton a contribué à présenter comme un honnête bonhomme dénué du talent le plus élémentaire. Au fil des pages, on découvre aussi un modèle de réactionnaire, bouffé par sa nostalgie, pince-sans-rire et profondément pessimiste pour son industrie, un homme dépourvu d’angélisme mais prisonnier de la fantaisie dès qu’il parle de lui ou de ses proches – il soutient par exemple que Bela Lugosi « a toujours été constamment sollicité, et ce jusqu’à son dernier souffle » (p. 49), alors que c’est Wood et seulement lui qui lui a offert de tourner jusqu’à la fin de sa vie. Se révèle un producteur-réalisateur-scénariste dont le rapport au cinéma est contaminé par cette plaisante ambiguïté qu’une ambivalence de traduction révèle avec humour, lorsqu’on lit, dans la langue de Molière, la phrase suivante : « [Tom Keene] a tenté de revenir à la comédie pour l’un des rôles principaux de mon film Plan 9 From Outer Space » (p. 90). « Comedy », en anglais, définit le jeu d’acteur dans son ensemble, mais en français, « comédie » possède un sens propre qui résonne curieusement ici, faisant de Plan 9 ce que le film est réellement quand on le regarde sans a priori : une œuvre comique, pas risible mais tordante. Cette ambivalence détermine une lecture plus légère de l’ouvrage et le transforme en chronique humoristique de son temps, en même temps qu’en regard émouvant sur la personnalité d’Ed Wood. « Que dire au juste sur Hollywood ? » se demande l’auteur dans son ultime chapitre. Permettons-nous de modifier légèrement l’énoncé pour le faire correspondre à la réalité du livre : « Que dire au juste sur Edward D. Wood Jr. ? »
Eric Nuevo
Comment réussir (ou presque) à Hollywood. Les conseils du plus mauvais cinéaste de l’histoire
Par Ed Wood
Traduction de Marie-Mathilde Burdeau et Pauline Soulat
Éditions Capricci
En librairie le 28 mars 2013