Terrence Malick avait scotché la Croisette en 2011 avec la présentation de Tree of Life, une œuvre pleine de grandeur et d’humilité mêlées qui avait filouté la Palme d’Or avec élégance – et avec beaucoup plus de balloches que l’Amour clinique de Michael Haneke l’année passée. Ce bel objet de cinéma, visuellement remarquable, audacieux dans le fond comme dans la forme, récompensait un cinéaste certes mystérieux, mais aussi grandiose que discret – il s’agissait de son cinquième long-métrage seulement en quasiment quarante ans de métier. Aujourd’hui, on pourrait presque dire de lui qu’il est devenu prolifique : suite à un intervalle de vingt ans entre Les Moissons du ciel (1978) et La Ligne rouge (1998), le voilà qui réalise des projets à toute allure, dans une frénésie quelque peu inquiétante. Après l’actuelle Merveille qui constitue le sujet de cette chronique, il a déjà tourné trois films désormais en phase de post-production : Knight of Cups avec Christian Bale et Natalie Portman ; un projet sans titre avec Ryan Gosling et Rooney Mara ; et Voyage of Time avec Brad Pitt et Emma Thompson. Reste à savoir si ses prochaines œuvres trouveront le chemin de la lumière, comme Tree of Life avait su si bien le faire, ou si elles marqueront l’arrêt provisoire de sa créativité ainsi qu’À la merveille le laisse – malheureusement – à penser.
À l’instar de Tree of Life, À la merveille est construit comme un amalgame de souvenirs et de plans impressionnistes qui tient plus de l’agrégat d’images oniriques que de la classique narration chronologique. C’est d’abord la remarquable beauté visuelle qui nous interpelle, la précision quasi millimétrique de la caméra, le filmage des corps morcelés, les prises de vues au plus près des visages, la tentation d’une vision panthéiste du monde où tous les éléments de l’environnement participent de la vitalité de l‘image. La présence elliptique du Mont-Saint-Michel – la « Merveille » du titre – est un liant entre ciel et terre, Paradis et Enfer, le marqueur d’un niveau intermédiaire où tout s’avère encore possible. Et notamment l’amour. Neil et Marina (Ben Affleck et Olga Kurylenko) visitent la Merveille comme un temple dédié à la passion, leur passion, a priori aussi solide et inébranlable que les murs du monastère posté au sommet du Mont. Entre Paris et la Normandie, entre les allées du Champ de Mars et les sables marécageux qui entourent l’édifice, le couple navigue d’un possible à l’autre, de l’éphémère d’une émotion brutale et impertinente à la robustesse d’un amour profond et sans limites. Malick filme la France à la façon des forêts de Guadalcanal (La Ligne rouge) ou de l’Amérique encore pure du Nouveau Monde, avec cette candeur poétique qui caractérise le jardin d’Éden avant la Chute.
Au-delà de son évidente particularité, le style de Malick s’avère capable de toucher aussi bien les esthètes que les spectateurs en quête d’une émotion pure, si pure qu’elle se rapproche indiciblement de la naïveté du monde d’avant les Hommes. D’ordre élégiaque, sa mise en scène franchit moins les distances que les espaces, séparés les uns des autres par des filtres de pragmatisme que cette caméra aérienne transperce de son œil curieux, pourtant jamais intrusif. Ce sont toujours des lieux d’affects que Malick nous laisse entrevoir, et c’est parce qu’il nous les fait entrevoir et non pas voir que son montage, au mépris de toute idée de chronologie ou de déroulement narratif, favorise des plans courts, des séquences dénuées de débuts et de fins, ainsi que des non-événements. Le cinéma de Malick est un cinéma que l’on éprouve plus qu’on ne le comprend. On pourrait aisément filer la métaphore poétique, mais il nous semble que son œuvre reste plus proche de la philosophie que de la versification, au sens où la philosophie peut provoquer des émotions lumineuses et proposer une vision du monde. En réalité, son cinéma serait plus proche du chant, un chant réflexif, tourné vers l’être humain et ses liens avec la nature. C’est un cinéma que l’on échoue à partager avec les autres, parce qu’on ne pourrait que le fredonner comme une litanie mélodique.
Bien malheureusement, le chant tourne ici à la symphonie ratée. On se souvient que Malick parvenait à tirer toute la substance de Tree of Life d’une séquence singulière et sublime retraçant la création de l’Univers et le développement progressif de la vie terrestre. L’histoire, à taille humaine, d’une famille déchirée dans l’Amérique des années 50 s’en nourrissait ensuite avec avidité, puisant dans l’imagerie de la mémoire et dans l’expression de la mansuétude comme émotion sublime. À la merveille échoue là où Tree of Life a réussi. Car si la séquence liminaire, sise au Mont-Saint-Michel, exprime des promesses sublimes, celles-ci tournent au mensonge émotionnel dès lors qu’on se détourne de l’abbaye. Une fois le couple transporté aux USA, cette Amérique à cheval entre ruralité et modernité qui est celle d’une bourgade d’Oklahoma, une fois que l’insouciance de la passion a laissé place aux craquements inquiets du pragmatisme quotidien, Malick nous perd dans une incontrôlable explosion de sentiments contradictoires : je t’aime, je ne t’aime plus, j’aime quelqu’un d’autre. Marina quitte Neil, fait sa valise, prend l’avion, retrouve Paris, puis revient. Entre-temps, une autre femme, amie d’enfance, sera entrée par effraction dans la vie de Neil, et rapidement exclue par un réalisateur qui semble n’avoir d’yeux que pour Olga Kurylenko. C’est peut-être par fascination pour elle, pour eux (avec Ben Affleck) que Malick a coupé au montage les scènes tournées par Rachel Weisz, Jessica Chastain, Michael Sheen, Amanda Peet et Barry Pepper – fidèle à sa réputation de « coupeurs de stars », le seul cinéaste en activité ayant l’audace (bienvenue, car le courage l’est toujours) d’éliminer de son film toute personne qui n’y trouve pas sa place au montage, qu’il s’agisse ou non d’une étoile d’Hollywood. Un regret : qu’il ne soit pas allé jusqu’à gommer la performance de Javier Bardem, dont le prêchi-prêcha religieux et humaniste confine à la lourdeur d’une Encyclique papale.
Dès lors, la méthode poético-lyrique de Malick tourne à vide. La caméra, soumise aux mouvements des comédiens plutôt que l’inverse, n’est plus porteuse de sens, mais seulement de vagues sensations. Une voix off écrasante déclame un discours sibyllin pas si éloigné des insaisissables publicités pour du parfum. Les corps, libres, explorent le champ à leur guise, avec une légèreté communicative – mais à quoi bon ? La leçon, s’il en est une à retenir, est sans doute donnée par l’amie italienne d’un instant qui force Marina à abandonner son sac à main dans un buisson pour l’obliger à se délester du superflu qui lui pèse. Mais quand le film s’avère plus pénible que sa leçon, on n’en retiendra malheureusement que le poids aux dépens de la légèreté.
Eric Nuevo
Sortie en salles le 06 mars 2013
Distribution : Metropolitan Filmexport