Qu’y a-t-il de commun entre John Milius, le couple Angelina Jolie/Brad Pitt (dit Brangelina), Ronald Reagan, Vince Vaughn et, pour déborder du cadre poreux du monde du cinéma avec comme passerelles l’écrivain Mickey Spillane et le dessinateur-scénariste Frank Miller, qu’y a-t-il de commun entre eux et le dessinateur-scénariste Steve Ditko, Vladimir Poutine, le créateur de Wikipédia Jimmy Wales, le spationaute Michael Collins, le think tank nommé The Cato Institute, l’ex-président de la Banque centrale étasunienne (la Réserve fédérale) Alan Greenspan, l’architecte Frank Lloyd Wright ?
Quel est le lien entre Le Rebelle de King Vidor, L’Aube rouge de John Milius et l’intriguant diptyque The Atlas Shrugged réalisé en 2011-2012 et toujours curieusement inédit en nos contrées ?
Réponse : ils et elles vouent un intérêt ou un autre, pour des raisons diverses, à une femme d’exception et les films précités sont soit des adaptations de son œuvre littéraire soit l’illustration de préceptes que cette femme a formalisé et promut tout au long de sa vie. Son nom : Ayn Rand, née Alissa Zinovievna Rosenbaum à Saint-Pétersbourg en 1905, morte à New York en mars 1982.
De notre brinquebalante Europe, on pourrait la croire inconnue du grand public, peut-être seulement reconnue dans quelques cénacles auxquels nous autres, péquins moyens, n’auront jamais accès. Et pourtant. Pourtant, son roman La Grève (The Atlas Shrugged), paru en 1957 alors qu’elle était déjà une personnalité influente dans nombres domaines, est, dit-on, le livre le plus lu aux USA après la Bible. Mais ce n’est là que l’arbre qui cache la forêt. Découvrir la vie et l’œuvre d’Ayn Rand procure le même choc que de saisir l’influence d’Edward Bernays sur le monde dit moderne. Ces oiseaux-là, à plus d’un titre, sont bien plus des faucons que de frêles serins.
Passionnée de littérature (notamment française, via Hugo, Balzac… et Maurice Champagne) élevée dans une famille juive agnostique, la jeune Alissa assiste aux bouleversements de la Révolution d’octobre puisque fréquentant des universités où cela remue pas mal et voyant le commerce de son père réquisitionné par les bolchevicks, évènement qui ne sera pas pour rien dans ses opinions futures développées sur le socle de sa haine du collectivisme, surtout s’il est rougeoyant. Cette passionnée de mathématiques parvient néanmoins à étudier l’Histoire et la philosophie avec un plan en tête : réclamer un voyage d’études aux USA. Gagné : elle débarque aux Etats-Unis d’Amérique à vingt-et-un ans et n’en repartira plus.
Elle débute comme figurante chez Cecil B. de Mille, puis comme lectrice, continue à écrire sans arriver à vendre quoi que ce soit jusqu’au scénario de Red Pawn (rappelons que le titre original de L’Aube rouge est Red Dawn), qui ne sera jamais tourné. Qu’importe : tout en écrivant moult scénarios et en travaillant pour diverses personnalités (notamment Hal Wallis), Alissa, naturalisée sous le patronyme d’Ayn Rand, commence à se faire connaître comme dramaturge, romancière… et pour la théorisation, la vulgarisation d’opinions politiques solides qui vont faire sa gloire, même si ses premiers rounds sont plutôt mal vus dans des années 30 où pourtant communisme et pulsions révolutionnaires regardent encore pour un temps dans le blanc des yeux la grande Peur Rouge fraîche éclose. Car Ayn Rand est une féroce anti-communiste (elle rejoindra la Motion Picture Alliance for the Preservation of the American Ideals et témoignera à charge lors de procès de l’ère maccarthyste). Mais pas que : elle vomit toutes les religions, tous les totalitarismes, toutes ingérences d’un Etat dans les affaires d’un autre (elle sera donc contre l’engagement étasunien dans la Seconde guerre mondiale, la guerre de Corée et celle du Vietnam)…
Dans les années 40, elle adhère au libéralisme, en adéquation avec son sens aigue de la liberté individuelle. Philosophiquement influencée par Aristote, Thomas d’Aquin, Nietzshe, elle se rapproche des libertariens (1), notamment de sa principale théoricienne et prosélyte Isabel Patterson, dont elle sera longtemps proche. Elle va devenir, à l’aube des années 50, co-fondatrice du mouvement objectiviste et en sera un précieux fer de lance. Pour les objectivistes, l’Homme est par nature un héros dont la priorité absolue doit être l’accomplissement de soi. Il doit être un être de raison, rejeter les mysticismes, pratiquer le réalisme philosophique, réclamer une limitation claire des prérogatives de l’Etat (particulièrement dans les affaires), ne justifier une entrée en guerre qu’en cas de légitime défense pour soi-même, pas pour les autres (Rand soutiendra Israël lors de la Guerre du Kippour), rejeter les ingérences sauf en ce qui concerne une tyrannie ou un groupe terroriste qui eux « n’ont aucun droit ». Les objectivistes détestent la culture mondialisée et sont contre les aides publiques entre Etats, considérées comme nourrissant les guerres économiques, abaissant les libertés humaines, balkanisant les sociétés. Rand aime les esprits libres et n’apprécie pas les carcans sociétaux empêchant créations et initiatives individuelles. Sans dénier une certaine utilité à l’Etat fédéral, elle rejette son interventionnisme tant en politique intérieure qu’extérieure. Pour elle, l’homme doit s’accomplir, sans démériter, sans béquilles, à la force du poignet, il doit croire en lui, à sa force, mentale surtout.
Ce courant de pensée, largement en adéquation avec certaines des principales valeurs étasuniennes séminales, détectable dans tous ses écrits (dont nombres d’essais), fera le lit des courants conservateurs et républicains, des hérauts de la libre-entreprise, de nombres anarchistes de droite (coucou John !) mais aussi dans une certaine extrême-gauche, chez des survivalistes, chez d’innombrables universitaires, psychologues, économistes, intellectuels, sera un ingrédient majeur dans la forge de la pensée néolibérale, chacun prenant tout ou partie des commandements objectivistes, sans être toujours à un paradoxe prêt. Sans la puissance de feu d’Ayn Rand peut-être n’aurait pas été créée le think tank washingtonien The Cato Institut, d’obédience libertarienne (et se référant dans son appellation non pas au catholicisme mais à Caton le jeune), proche des courants de la droite étasunienne tout en critiquant nombres aspects de la politique étrangère bushienne.
Son troisième roman, The Fountainhead (La source vive, 1943) devient un surprenant film de King Vidor en 1949. Gary Cooper y incarne avec ardeur un architecte visionnaire (en partie inspiré de Frank Lloyd Wright) en but à la médiocrité ambiante, voire à la mesquinerie et les intrigues de son milieu professionnel. Ne cédant rien, persuadé de la pertinence de ses idées architecturales, décidé à donner vie à son œuvre, ce personnage d’avant-gardiste mal perçu finira par faire aboutir son travail, s’accomplissant ainsi avec panache. Puis, si des palanquées de longs-métrages US relaient, consciemment ou pas, l’un ou l’autre aspect d’un objectivisme intégré au fonctionnement d’une majeure partie de la société et donc de ses spectacles, L’Aube rouge est un point haut qui n’aurait probablement pas déplu à la philosophe, décédée peu avant la déclamation pelliculaire de Milius.
Au début du nouveau millénaire, les frères Baldwin acquièrent les droits du roman-fleuve The Atlas Shrugged (haussement d’épaules), sorti en 1957 et succès phénoménal réunissant dans une composition redoutable aventure, romance et pamphlet. Cette révolte d’Atlas récemment traduit en français sous le titre moins cultivé mais néanmoins pertinent de La grève n’est évidemment pas le récit d’un musclé mouvement social populaire comme en ont écrit ou en écriront de prestigieux journalistes ou/et écrivains (par-exemple, pour l’un des plus récents et puissants docufiction littéraire sur ce thème, l’incontournable Rafle des eaux de John Shannon). Il en désaxe même le point de vue puisque cette dystopie située dans les années 50 raconte le terrible coup de sang de décideurs (économiques, pour l’essentiel) qui, excédés des intrusions gouvernementales dans le business, se mettent en vacances de leur pouvoir, disparaissant même de la circulation. Il en résulte une telle crise que le monde verse dans le chaos. Un contexte général paranoïaque à l’intérieur duquel se lit le destin d’une femme de tête et de quelques industriels et entrepreneurs visionnaires (dont l’inventeur d’un nouvel alliage métallique notamment pour des traverses de chemins de fer, symboliques des avancées technologiques dans un monde médiocre) confrontés aux jaloux, aux politiciens avides et couards, à une bureaucratie handicapante. Apparemment incapables de mener à bien l’adaptation (ou en bute à des difficultés liées à un texte « sensible ». Il y aura notamment un projet de mini-série TV), les Baldwin remettent le destin du projet à un entrepreneur et producteur indépendant, John Aglialoro. Impliqués dans les tentatives de porter le roman au cinéma, Brangelina et LionsGate quittent le train pour laisser seul Aglialoro aux commandes. Il mettra lui-même du carburant dans la chaudière de la locomotive à coups de pelletées de dollars, vingt millions pour un film se voulant premier d’une trilogie, ou au moins d’un diptyque. Après le passage de plusieurs réalisateurs potentiels et quelques scénaristes (dont Randall Braveheart Wallace), The Atlas Shrugged, part I, réalisé par l’acteur et réalisateur de sitcom Paul Johansson et dont le canevas est largement modernisé, sort en 2011 (avec l’appui de LionsGate, revenue à de meilleures intentions). Il fonctionne suffisamment pour qu’en soit rapidement tournée la suite en 2012 (par un certain John Putch). Extraits et bandes annonces laissent augurer de suspenses tendus visuellement d’excellentes tenues, richement dialogués et traversés de nombreux acteurs américains qui, s’ils ne sont pas tous connus du grand public, sont des seconds couteaux vus dans d’innombrables films et séries TV : Michael O’Keefe, Michael Lerner, Jon Polito, Jason Beghe, Esai Morales, D.B. Sweeney, Ray Wise et Samantha Mathis dans le premier rôle féminin, central. (2) Forcément moins ample que le roman, l’adaptation, qui souffrirait de son budget modeste et de quelques fausses notes dans quelques remaniements d’intrigues et de personnages secondaires, resterait « une réussite qui se regarde sans ennui. Les admirateurs d’Ayn Rand seront pour la plupart satisfaits de regarder l’adaptation filmique de cette œuvre géniale […] Le film, quoiqu’il atténue maints aspects de l’objectivisme, demeure une belle défense des valeurs aristocratiques d’effort, d’intelligence, de beauté et surtout de liberté, contre les calculs des politiciens et leurs lois liberticides. La discrète critique des gouvernements actuels qui dilapident l’économie suffit à combler les quelques êtres doués de raison, qui espèrent encore une prise de conscience de la situation actuelle dans cette époque d’indigence intellectuelle. » (3)
(1) Ces individualistes minoritaires vomissent le gouvernement, prônent même sa disparition, sont hostiles aux émissaires fédéraux mais sont pour la plupart réunis en clans et dans des mouvements politiques tel que le Personal Choice Party, qui présenta une candidate aux élections présidentielles de 2004 et 2008, la regrettée Marylin Chambers, ex-première porno-stars des USA !
(2) Samantha Mathis (Pump up the Volume, Broken Arrow…) ne joue que dans le second segment, puisque son personnage est interprété par une autre actrice dans le premier, à l’image de l’ensemble de la distribution !
(3) Ces quelques lignes sont parmi les plus sobres de la critique lu sur une page de la revue-site Leaule, qui se revendique réactionnaire, et dont l’intégralité sera laissée à votre appréciation
Laurent Hellebé
Bande-annonce Atlas Shrugged part I :
Bande-annonce Atlas Shrugged part II :
Pingback: Les Indestructibles 2 de Brad Bird : Un certain regard | Le blog de la revue de cinéma Versus