
Gustave Kervern, Albert Dupontel, Benoït Poelvoorde et Benoît Delépine à Cannes (Photo Christian Delvoye)
Ils aiment les personnages qui tranchent, Gustave Kervern et Benoît Delépine. Forcément ! Où ailleurs, dans le cinéma français, trouve-t-on de telles gueules ? Chez Mocky, mais ça remonte à vieux. Chez les Belges, c’est certain, mais on ne peut pas parler de cinéma français. Chez Dupontel peut-être. C’est sans doute pour cette raison que nos deux Grolandais sont allés chercher Albert pour jouer dans Le grand soir et lui ont flanqué pour frère Benoît Poelvoorde. Ce qui est sûr avec nos deux amis, c’est que le héros de leur film doit avoir un physique. Personne n’a oublié Depardieu dans Mammuth. On n’oubliera pas non plus Poelvoorde, crête iroquoise, tatouage « Not » sur le front, en « plus vieux punk à chien ». Quant à Dupontel, s’il démarre le film en costard-cravate, c’est pour se retrouver lui aussi iroquoïsé, avec un joli « Dead » taillé à la hache au-dessus des yeux.
Avec ces deux-là, l’intérêt du Grand soir est déjà assuré. Ajoutons Brigitte Fontaine dans le rôle de la mère et Areski Belkacem dans celui du père, plus Bouli Lanners en agent de la sécurité, plus Gérard Depardieu en diseur d’avenir, Yolande Moreau en apparition fugitive et, enfin, un supermarché et sa zone commerciale en toile de fond et l’on comprend que le décor est planté, et bien planté
Comme tout un chacun ici-bas, les deux frérots cherchent la liberté. Poelvoorde, le punk qui dort dans la rue et se nourrit de bières, pense l’avoir trouvée. Dupontel, commercial dans la literie, sait qu’il est enchaîné par le boulot et la famille. Il ne tardera pas à franchir le pas et à suivre son frère. Raconté ainsi, on peut penser que Le grand soir raconte une histoire classique. Ce serait mal connaître tous les énergumènes ici réunis. Sur la colonne vertébrale de ce pitch viennent se greffer des séquences complètement allumées. Rire ne fait pas oublier le propos politique. Kervern et Delépine aiment cette France d’en-bas, celle qui regarde le prix des bouteilles de bière, celle des restaurateurs qui travaillent et comptent et recomptent sans cesse, des paysans qui se pendent, des gens qui, malgré la crise, emplissent leurs chariots. Celle aussi des petits patrons qui filment les faux pas de leurs employés. C’est d’ailleurs amusant comme les grands sujets peuvent se rencontrer à Cannes. Dans De rouille et d’os de Jacques Audiard, présenté en sélection officielle, Bouli Lanners installe des caméras dans les supermarchés pour fliquer les employés. Dans Le grand soir, présenté à Un Certain Regard, le même Bouli est un sympathique agent de sécurité tandis que c’est un petit patron (Serge Larivière) qui filme.
Le grand soir ressemble à une grande claque. On sort du film chahuté dans tous les sens. On se souvient de ce qui nous a fait rire, les petites phrases assassines (comme celle qui dit que les banques sont les véritables propriétaires des maisons que nous habitons). On a bien vu que le film traîne parfois, prend son temps. Dans la tourmente cannoise, le temps justement, on ne l’a pas pour essayer d’y réfléchir. Déjà, trois ou quatre autres films sont venus, tels des sparadraps, se coller dessus. Pourtant, lorsqu’arrive l’heure de la digestion, on se rend bien compte qu’il reste quelque chose du Grand soir. Beaucoup, même. Et qu’une fois de plus, Kervern et Delépine marquent des points. Et que chez eux, rire et réflexion politique font toujours bon ménage.
Jean-Charles Lemeunier
Le film a été présenté à Un Certain Regard