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Le destin exceptionnel d’Aung San Suu Kyi était comme écrit dans son sang, puisqu’elle est la fille du général Aung San, qui participa à la bataille d’indépendance de la Birmanie contre la tutelle britannique en 1947, avant d’être assassiné lors d’un coup d’État. Alors que la dictature militaire de Ne Win s’installait (en 1962) et se développait, Aung San Suu Kyi faisait ses études et sa vie en Grande-Bretagne. Appelée en 1988 au chevet de sa mère mourante, elle assiste aux exactions commises par les soldats à l’égard des étudiants, qui manifestent pacifiquement à Rangoon. Elle décide de rester sur place et crée la Ligue nationale pour la démocratie dans le but d’imposer la démocratie dans son pays – désormais nommé Myanmar, du nom de l’ethnie birmane, par les généraux, mais que Aung San Suu Kyi et les pays occidentaux continuent d’appeler par son ancien nom. Cette figure gênante de l’opposition, instruite par les ouvrages de Gandhi et de Martin Luther King, devient rapidement la cible de la junte militaire, soucieuse de conserver son pouvoir. En 1990, celle que l’on appelle sobrement « la Dame » est assignée à résidence, tandis que la LND est démantelée après sa victoire écrasante aux élections législatives.

Les hasards de l’actualité font que la sortie de The Lady, consacré par Luc Besson à cette fascinante incarnation de la liberté qu’est Aung San Suu Kyi, se fait l’écho de réelles avancées démocratiques en Birmanie. Ce n’est pas la première fois que les événements historiques recoupent la fiction : en novembre 2010, le jour de la levée de la seconde assignation à résidence de Suu Kyi, Besson et son équipe venaient tout juste de finir de tourner l’une des scènes finales voyant l’opposante se présenter aux moines et leur lancer des fleurs, geste étrangement « répété », dans la réalité, par son modèle de chair et de sang. Depuis, la junte a lancé des signaux subtils de repositionnement démocratique, donnant l’autorisation à la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, de rendre visite à « la Dame » le 1er décembre, accordant au parti historique de l’opposante, la Ligue nationale pour la démocratie, le droit de participer aux prochaines élections législatives. Surtout, l’armée a levé la pression qui pesait sur les Birmans, ceux-ci ayant désormais le droit d’afficher le portrait du général Aung San. Ce qui a fait dire à Suu Kyi récemment : « Je pense que l’on peut dire que nous assistons à l’ouverture de la route vers la démocratie » (Courrier international, n°1099, 24-30 novembre). S’il faut tout de même rester prudent sur ces signaux, la junte ayant déjà fait preuve, en 1989, de malhonnêteté électorale, il s’avère que le film de Besson a parfaitement trouvé sa place dans l’Histoire en marche.

Ce qui ne signifie pas, pour autant, que The Lady arrive à la cheville de l’Histoire. La personnalité formidable d’Aung San Suu Kyi dépasse largement ce strict cadre dans lequel la caméra tente de l’assigner à résidence ; son aura s’affranchit allègrement des limites du champ visuel, et c’est pourquoi Besson semble presque la filmer avec timidité, ou avec une sorte de respect religieux qui le met à distance du sujet. Le résultat est un hybride de film militant et de grossier mélodrame, écartelé entre ses maigres prétentions politiques et le poids de l’actualité qui fait rage. Le choix du réalisateur français de traiter l’angle sentimental presque aux dépens de l’aspect politique, s’il est discutable en soi, ne peut pas être utilisé contre lui ; néanmoins, c’est ce choix de priorités qui fait que The Lady est un film modeste derrière lequel on sent le potentiel d’une œuvre importante. Libre à chacun de regretter, ou pas, ce qui peut passer pour un manque d’ambition.

En tant que tel, The Lady s’absorbe aisément, noyé qu’il est dans une vaste litanie musicale (sur une partition sirupeuse à souhait d’Eric Serra) et une succession de gros plans lacrymaux. Loin des inventions formelles et de la liberté de ton qui faisaient l’intérêt de son cinéma dans les années quatre-vingt-dix, Besson a réduit ses prétentions à une mise en scène mainstream, s’imposant un cahier des charges ultra-conformiste : structure bipartite, séparée entre la Birmanie de Suu Kyi et l’Angleterre de son mari Michael Aris, métaphores lourdingues (un personnage meurt, et voilà qu’il neige), succession de dates importantes sans véritable cohérence… Sur les bases d’un scénario de Rebecca Frayn, apporté sur un plateau par Michelle Yeoh, Besson a édifié un monument sans équivoque ni ambiguïtés. Sa vision des généraux est symptomatique de sa volonté de gommer toute aspérité au profit d’un manichéisme de bon ton : avouant qu’il lui fallait un « méchant » pour « crédibiliser » (et dramatiser) le script d’origine, Besson intègre des scènes parfaitement caricaturales sur les vilains militaires, filmés en grand angle dans des bureaux lambrissés, chaussés de lunettes de soleil et bardés de médailles comme des arbres de Noël. En l’absence de points de référence, l’imagination fait des merveilles. Et travaille à contenter les sens avant de stimuler l’intellect.

Toutefois, The Lady n’est pas dénué de qualités. Bien que consensuel, Besson n’en est pas moins un cinéaste honnête tentant de partager son admiration pour une grande dame. Le travail de reconstitution, notable, offre de visiter la maison dans laquelle Suu Kyi fut assignée à résidence durant plus de quinze ans, reproduite à partir de photos et de témoignages ; l’équipe technique s’est même rendue à Rangoon pour filmer clandestinement des images de la pagode de Shwedagon, où Suu prononça un émouvant discours répété à l’écran. Pierre angulaire du film, Michelle Yeoh incarne magnifiquement « la Dame », d’autant plus qu’une ressemblance frappante existe entre les deux femmes. L’actrice a passé plusieurs mois à apprendre le birman, notamment pour la séquence clé du discours susdit, et Besson n’hésite pas à nous offrir des passages entiers parlés dans ce très musical idiome.

Dommage que le film peine à trouver son angle d’approche, trompeur dès le prologue qui voit Aung San parler poétiquement de la Birmanie à sa toute jeune fille, quelques heures avant d’être assassiné par les militaires : à voir tigres et éléphants, on pense un instant avoir fait un détour par la case Weerasethakul (The Lady a été tourné principalement en Thaïlande). La scène se clôt sur un partisan, choqué, venant annoncer à la femme d’Aung San la mort de son mari, tandis qu’en arrière-plan, sa fille dort paisiblement sur sa chaise. La séquence suivante, centrée sur Michael Aris, époux britannique de Suu Kyi et enseignant à Oxford, apprenant en 1998 qu’il est atteint d’un cancer, entérine l’impression du spectateur que The Lady, malgré l’omniprésence de son sujet, n’est pas totalement un film sur Aung San Suu Kyi, mais plutôt sur les protagonistes de son entourage.

Suu, en tant qu’esprit, ne cesse d’échapper à la caméra pudique de Besson, échouant toujours à pénétrer dans sa tête – que pense-t-elle ? Pourquoi accepte-t-elle de guider son peuple vers la démocratie ? Que lui apprennent ses lectures de Gandhi et Martin Luther King ? Que fait-elle de ses longues journées, enfermées dans une maison devenue prison ? A l’exception d’un court passage qui la montre reproduisant des slogans pacifistes sur des affiches destinées à être lues de ses geôliers, le cinéaste s’interdit presque toute intimité auprès d’elle. Sa maison est toujours habitée du brouhaha des conservations, menées tambour battant par les militants et les intellectuels qui en font fait leur quartier général ; lorsqu’elle revient pour la première fois dans son pays, en 1988, au chevet de sa mère mourante, et assiste aux atrocités commises par la junte, Suu Kyi est sollicitée par les siens pour devenir une libératrice, en tant que fille de son père, mais les raisons profondes de son acceptation nous échappent.

Si, avant The Lady, Suu Kyi avait quelque chose du mystère, elle est devenue, après-coup, un fantasme : de démocratie, d’engagement, de vertu. Mais un fantasme évanescent, échappant à toute tentative de délimitation, surtout par une caméra importune. Dans l’incapacité de la rencontrer avant le début du tournage, Besson a dû se contenter de porter sur elle un regard composite, lisant des portraits et des ouvrages, interrogeant ses proches ; au final, sa « Dame » s’apparente à l’image du modèle réfractée dans un miroir, c’est-à-dire qu’elle reproduit la forme de l’original sans en avoir la consistance. Ou, plus exactement, elle ressemble à ce portrait géant, déployé dans la salle de remise du Prix Nobel de la Paix en 1991, portrait qui souligne, par sa présence même, l’absence de la principale concernée. Lorsque ses proches prononcèrent le discours de remerciement à l’Académie, ils ne purent qu’espérer qu’en Birmanie, très loin d’eux, Suu Kyi avait la chance de pouvoir les écouter ; en fabriquant cette scène de toutes pièces, mettant aux prises Suu avec une panne de courant qui l’oblige à trouver en urgence une vieille radio à piles, en dramatisant cette absence par la présence imaginaire d’un corps de cinéma, Besson confirme pleinement sa préférence pour le romanesque des événements. Son film n’en est que plus accessible et a le mérite, important, de faire connaître « la Dame » à toute une génération de spectateurs ; mais il n’en restera également que plus modeste au regard de l’Histoire.

Eric Nuevo

Sortie le 30 novembre 2011

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