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Sujet très peu évoqué dans le cinéma de fiction – aucun titre significatif, hormis quelques vignettes dans un Creepshow ludique ou un Frantic à l’ouverture ironique, ne nous vient en tout cas à l’esprit – l’univers du traitement des déchets ménagers, des éboueurs, vidangeurs et autres employés des décharges publiques renferme un potentiel esthétique qu’on n’aurait pas cru si marqué et si marquant avant de visionner Décharge. Réalisé par le Québécois Benoît Pilon, auparavant auteur d’un Ce qu’il faut pour vivre moult fois récompensé (quatre prix Génie et trois prix Jutra dont celui du meilleur film) et qui, en 2009, eut l’honneur de figurer parmi les neuf demi-finalistes dans la course à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, Décharge vaut d’abord pour son incursion originale. Un plongeon direct, aussi brut que lyrique, dans la déliquescence du monde, état de pourriture, de décomposition avancé, que figure, c’est évident mais intelligent, la « décharge » du titre. Pour son second long-métrage de fiction, Benoît Pilon choisit de raconter l’histoire d’un ancien délinquant toxicomane menant aujourd’hui une vie rangée et paisible à Montréal avec femme (Isabelle Richer, que le public français a pu apprécier dans Les Trois petits cochons de Patrick Huard), enfants et entreprise de vidange des ordures. Rescapé plutôt que véritable repenti, Pierre Dalpé (David Boutin, entre autres vu dans Hochelaga et Histoire de Pen de Michel Jetté) s’affiche comme un homme heureux et à qui tout réussit. Jusqu’au jour où les spectres de la drogue et de la prostitution ressurgissent dans son quartier en la personne de Eve (Sophie Desmarais), une paumée que Pierre va vouloir, comme sa femme travailleuse sociale le fit pour lui en son temps, sortir de l’engrenage fatal. Quitte à se confronter aux chefs de gang qui contrôlent la vie de la jeune fille.

Film en équilibre stable entre drame social, polar urbain et récit opératique d’une redescente aux enfers, Décharge ne commet jamais le faux pas qui pourrait avoir raison de son numéro de funambule. Conscient de l’imagerie choc, spectaculaire, que véhicule aux yeux d’un public amateur de productions disons… tapageuses, les thèmes tels que l’usage des drogues et le gangstérisme de rue, Benoît Pilon choisit de ne pas privilégier un genre plus qu’un autre. Aux portraits de famille teintés de sobriété, se joignent des tableaux plus noirs, brèves expéditions punitives rappelant les vigilante movies, empoignade avec un chef de gang d’une brutalité furtive digne des polars les plus reptiliens, mauvais trip sous stupéfiants renvoyant à tout un pan du cinéma « junkie » : la dimension très aérienne – filmée sur un toit, avec l’intervention d’un « traceur » (un pratiquant du Parkour) – du flashback revenant sur le drame de jeunesse de Pierre, nous ramène aux traumas sensoriels et physiques que sont Requiem For a Dream d’Aronofsky et Las Vegas Parano de Gilliam. Dans la majeure partie du métrage, Pilon se charge cependant de désacraliser la représentation de l’état second, débarrassant son film de toute coolitude et de suresthétisation telles qu’en ont offertes des stupidités comme Blow (Ted Demme, 2001). En d’autres termes, pas d’overdose stylistique.

Dans la crudité de son constat sur la toxicomanie et la criminalité urbaine, Pilon réinsère sa part de regard documentaire (après tout, il vient de là), rejoignant, toutes proportions gardées, la veine photogénique d’un Drugstore Cowboy (Gus Van Sant, 1989), en alternance avec le dénuement abrupt typique d’un film comme Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… (Uli Edel, 1981). On peut voir dans ce statu quo formel entre petit film noir, peinture sociale et témoignage urbain, un refus de s’engager dans une voie très claire et catégorisée du cinéma québécois, une volonté de rester auteur là où d’autres se seraient engouffrés dans une veine plus commerçante, avec l’impact visuel et les compromis formels que la chose impliquerait. L’idée est à nuancer, car, en appliquant les recettes de cinéastes aussi intimistes que flamboyants dont il dit s’inspirer (James Gray et Andrea Arnold), Pilon apporte une mobilité particulière à son film, doublée d’une symbolique : le choix d’un héros vidangeur bien décidé à faire le ménage dans sa vie, son passé, son futur, archétype de « nettoyeur » sans cesse en mouvement à l’arrière de son camion-poubelle dans les rues de Montréal, permet le déploiement d’une topographie ingénieuse – on passe d’une ambiance urbaine à une autre, plans-séquences à l’appui – et une narration aux effets bien sentis, travellings et plongées exaltés qui contrebalancent l’immobile lucidité requise par moments. Autant de qualités formelles et thématiques qui propulsent le film au-delà du drame social cultivant la proximité dérangeante : avec Décharge, Benoît Pilon délivre sa vision de la condition humaine, une poétique de l’ordure existentielle.



Stéphane Ledien

> Film sorti au Québec le 21 octobre 2011

Une réflexion sur “« Décharge » de Benoît Pilon

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